Le jardin grand comme un grain de moutarde
L'inanimé et la scène
En 2007, la Cie Mossoux-Bonté crée Kefar Nahum, un grand carnaval d’objets de rien, trouvés, récupérés, un bric-à-brac auquel on donne vie. Et qui la mène large, la vie, avec un insatiable appétit. L’objet devenant bientôt un loup pour l’objet, puis peu à peu, un loup pour l’homme. Dévorée entre ses crocs finira la femme-araignée qui avait rendu les objets vivants, trop vivants ?
Nicole Mossoux nous présente ici une série d’évocations réflexives autour des questions qui ont animé la création de cette pièce et l’ont orientée vers une fable cannibale. Après avoir fait l’expérience inattendue d’une altération de la présence corporelle par les objets, elle interroge leur pouvoir et les possibilités de leur mise en scène. Existe-t-il une forme de coexistence pacifique, sur le plateau, entre le corps et l’objet ? L’incarnation de l’objet se fait-elle au détriment de celle du corps ?
Peut-on sortir du rapport de force entre vivant et inanimé ?
Invoquant poésie, cinéma et peinture chinoise, Nicole Mossoux nous invite à penser la relation Corps-Objet en termes de compatibilité de présences.
À quel point un simple objet, trouvé à l’état d’abandon ou portant trace de blessure, peut susciter de l’empathie, une empathie indécente quand on songe à celle qu’appelle la misère humaine ? Avoir de l’empathie pour les animaux et les plantes, passe encore, mais pour les objets inanimés…
Est-ce uniquement parce qu’ils portent les stigmates de ce qu’on leur a fait subir, ou bien sont-ils à ce point vides qu’on puisse les emplir de nos affects, y transférer nos émotions, sans avoir à craindre de leur part une réaction qui viendrait perturber notre chemin intérieur ? Sont-ils le miroir silencieux de nos failles, de nos douleurs, de nos tendresses enfouies, pour ainsi prendre vie à nos yeux ?
Est-ce parce qu’ils ne demandent rien, qu’ils ne nous menacent de rien, que très délibérément on peut imprimer en eux nos questions et nos ressentis ? Sans réponse de leur part, et sans leur part propre d’émotions, on pourrait donc se répandre. Ils prendraient en charge nos histoires et nos vies, à l’endroit même où ils ne peuvent exister sans ce transfert. Pour redevenir lettre morte dès qu’on leur tourne le dos, qu’on ne les regarde plus, qu’on ne les touche plus. Le transfuge ne fonctionne que s’ils sont mis en présence, visuelle ou tactile : le vivant qui émanera d’eux est tributaire de l’intensité avec laquelle on les considère. Sitôt dérobés à la vue, abandonnés à leur sort, ils redeviennent ces formes, ces volumes, ces matières tranquilles, stagnantes.
Les mettre en scène, leur donner un rôle à l’intérieur d’un spectacle c’est, a minima, les prendre au sérieux, leur donner une place véritable, au même titre qu’un interprète.
En choisissant les objets pour partenaires dans le spectacle Kefar Nahum (2007), nous ne savions pas que la question porterait moins sur leur présence que sur mon incarnation. Les objets ont trouvé un statut assez évident, qui les faisait se succéder là, interagir dans un grand bal carnivore où c’était à celui qui mangerait l’autre, à qui précipiterait l’autre dans le vide, à qui serait le vainqueur provisoire d’une lutte sans fin.
Mais la question la plus épineuse a été, en cours de travail, celle de mon statut derrière la table de manipulation, quand il fallait préserver le focus sur l’objet, sans pour autant disparaître. Comment rendre nos présences – celles des objets et de la manipulatrice – compatibles.
Se tenir à l’affût derrière ce qui est en train de se dérouler sous mes yeux, leur donner mes mains, faire en sorte qu’elles deviennent partie intégrante de leur corps, mécanique de phalanges dont la logique change à chaque apparition, qui se moule dans les objets et fluctue selon leur densité et leur forme, leur capacité à être mobilisés, à respirer enfin.
Tels les Meidosems d’Henri Michaux, « ces êtres qui n’ont ni visage, ni apparence constante, mais qui empruntent leurs traits changeants aux désirs et aux angoisses de celui qui un jour les a inventés : créatures mobiles, ténues, passagères et insaisissables. D’une légèreté de plume et d’une hypersensibilité végétale, ils réagissent à tout ce qui se passe dans le monde et dans leur cœur, avec une telle intensité que ces événements mêmes semblent des mouvements de leur propre substance.Ils ne connaissent ni repos, ni répit, mais surgissent partout, à l’improviste, tremblants, changeant de forme sans trêve »1.
Nous avons aussi trouvé des pistes de recherche dans la lecture que donne le sinologue François Jullien du « Jardin du Grain de Moutarde », manuel de peinture chinoise traditionnelle2. Jullien établit un parallèle lumineux entre notre pensée occidentale et la pensée taoïste :
« Pourquoi la peinture lettrée, en Chine, a-t-elle finalement préféré la figuration d’une tige de bambou, ou d’un rocher, à celle du corps humain ? [...] Les uns, pouvant prendre toutes les formes, n’apparaissent que s’ils ont une cohérence interne, alors que le corps humain a une forme constante. Il s’agit de trouver cette cohérence interne qui fait qu’un rocher « vaut » comme rocher, en lui laissant prendre forme. [...] En considérant le corps humain, on doit s’intéresser au souffle-énergie (qi) ainsi qu’à l’ossature. Or, les rochers sont l’ossature du Ciel et de la Terre, et le souffle-énergie les habite aussi. C’est pourquoi on appelle les rochers « Racines de nuage ». Des rochers sans souffleénergie sont des rochers morts (pétrifiés) exactement comme l’ossature d’un corps humain sans souffle-énergie est une ossature morte (sclérosée). [...] Il suffira de laisser paraître à travers la masse rocheuse les lignes de force répandues au travers de sa configuration et par lesquelles circule l’énergie cosmique comme au travers des conduits énergétiques du corps humain. » 3
J’ai donc commencé à considérer mes mains comme « l’ossature » de l’objet, en cherchant, dans leur contact avec lui, son « chemin d’âme », en me laissant guider par sa forme initiale et sa matière constituante, en tenant finalement assez peu compte de ce pour quoi il a été fabriqué, bien que cela conditionne indirectement ses « capacités » : un sac, par exemple, a pour mission de contenir d’autres objets et peut prendre très naturellement le rôle de protecteur… ou de dévoreur.
Mais, parfois, vivant et inanimé ne peuvent se mesurer l’un à l’autre sans une forme de conflit ou, tout au moins, un rapport de force.
Dans Kefar Nahum, les objets se vengent à la fin du spectacle, dévorant ce « créateur » qui n’a pas pu s’éloigner suffisamment d’eux. C’est le sort habituellement réservé aux démiurges qui ne peuvent rendre leur liberté aux créatures auxquelles ils ont donné vie.
Comme en un grand complot, un guet-apens que le monde créé tend à Dieu, tout se transforme et rien ne ressemble à ce qu’il est censé être, ne correspond exactement à ce pourquoi le Dieu l’avait conçu.
« Rien ne ressemble à soi-même dans ce monde où rien n’est stable, il n’y a de stable qu’une violence secrète qui bouleverse toute chose », disait Lucrèce, cité par Antonioni4.
Dans une grande confusion des valeurs, le vivant s’imbrique dans la matière, le soi se pétrifie, et la pierre vit. On perd la mesure des choses, les distances s’annulent, le « petit » surpassant le « grand » en taille et en puissance. Une ronde infernale engloutit humain et inanimé, et poussière retournera en poussière, on est si peu de chose.
Tout est permis dans le monde des objets, la suggestion qui s’opère à travers eux peut ouvrir les bras à tous les fantasmes, aux rêves les plus profonds, les plus denses. Sans l’ombre d’un remords, ce ne sont que des objets.
Daniel Simon5 nous écrivait : « Le processus cannibale est particulièrement fort en évocation. Si vous deviez poursuivre une réflexion sur ce thème, je pense que vous toucheriez à ce que beaucoup de marionnettistes invoquent sans l’évoquer, cette sorte de « transsubstantiation » du corps en figure et inversement. Ça touche à un sujet qui me semble autant théologique que transgressif et profondément théâtral…
“ Ceci est mon corps ”, ad libitum ».
Et puis les objets ont un pouvoir symbolique inhérent : contrairement au corps du danseur qui, même investi d’un rôle, habité par un « personnage », reste une page blanche pour le spectateur, l’objet est porteur d’un sens premier, même si celui-ci est détourné, ou si sa fonction habituelle est pervertie par sa contextualisation dans le spectacle.
En 2009, à Stamsund, un petit port de pêche en bordure des îles norvégiennes de Lofoten, et qui abrite chaque été un Festival de Théâtre, on n’a pu que s’incliner devant la réaction outrée de certains spectateurs qui ne supportaient pas de voir leur drapeau associé dans une même scène à un sexe masculin (en caoutchouc) : tous deux traversaient le gazon synthétique de Kefar Nahum, sans qu’il y ait entre ces objets de rapport particulier, sinon celui de faire partie d’un défilé burlesque évoquant nationalisme, virilité et poésie biscornue (un arrosoir rose leur succédait). Mais le drapeau norvégien est sacré, on ne peut pas le mettre dans une position ridicule, et même si l’absurdité de la situation était criante, même si nous donnons dans nos spectacles la priorité à la suggestion plus qu’au sens premier, rien ne pouvait nous dédouaner à leurs yeux. Depuis, on a remplacé le drapeau norvégien par celui de la Corée du Nord…
Je voudrais enfin évoquer ici les dernières images du film Stalker de Andreï Tarkovsky : une petite fille lointaine, le verre qui se déplace, minuscule miracle dans l’énormité de l’alentour, de l’univers en mutation face auquel on reste comme stupéfait. Le regard de l’enfant a cette puissance qui pousse les verres hors des tables, comme si elle savait, qu’elle avait la maîtrise de la marche du monde. C’est pour moi une des plus belles images du rapport à l’inanimé, celle d’un lien indissoluble et mystérieux, qui nous permettrait de croire encore un peu que le monde, finalement, est magique.
Paru dans la revue Corps-Objet-Image n°2, TJP Éditions • 2016
1 Jean-Michel Maulpoix, « Les Meidosems d’Henri Michaux », article paru sur le blog de l’auteur : http://www.maulpoix.net/meidosems.htm
2 François Jullien, Le nu impossible, Paris, Seuil, Coll. Points, 2005.
3 François Jullien, ibid., p. 47-48.
4 http://www.liberation.fr/evenement/2007/08/01/antonioni-la-fin-de-l-avventura_99232
5 Dramaturge, metteur en scène, directeur de la Compagnie Théâtre Traverse.