© Mikha Wajnrych
© Danièle Pierre
Cie Mossoux-Bonté

Matérialiser ces présences soupçonnées

En réponse à :

« Nous n’avons jamais cessé d’entretenir par certaines de nos pratiques un monde peut-être pas enchanté mais bien plus densifié de présences qu’on ne le croyait ».

 

Sur un plateau il y a d’office les invisibles, des ombres errantes qui se glissent parmi les présences tangibles : entre deux acteurs, à l’intérieur d’une assemblée de danseurs, dans les interstices, il y a l’espace du spectateur, qui, si on ne lui impose pas de règles univoques ou une lecture unilatérale, peut y faire rôder ses propres chimères. Ce que suggère l’entre-deux lui appartient : fantômes, spectres, souffles, tremblements, énergies propulsées, tous miroirs de nos inconscients.

À l’intérieur de chaque geste produit en spectacle, il y a potentiellement le surgissement d’un autre geste : dans les moments suspendus, dans les ruptures rythmiques, dans la direction qui prolonge la main, dans l’emportement qui dans son excès semblerait guidé par une volonté extérieure.

L’organisation de l’espace, avec ses pleins et ses vides, ses équilibres et ses basculements, revêt un rôle majeur, et sa mise en lumière est là pour en influencer notre perception. La lumière connaît l’art de nous tromper sur les mesures réelles, en tronquant ou en accentuant la profondeur, elle éloigne l’une de l’autre deux silhouettes éclairées sous un angle différent. S’absentant, elle crée des zones où se tapissent nos monstres familiers, où l’énergie des corps se dissout et interroge, où le regard de l’acteur ne s’accroche plus à la réalité du plateau, mais nous fait pressentir d’autres mondes, des présences parallèles.

Quoi de plus tentant alors que de matérialiser ces présences soupçonnées ? De jouer avec le semblant, semblant de vie semblant animer la Figure. De l’expérimenter comme une démultiplication des présences : acteurs et marionnettes, tous embarqués dans un même vaisseau, voguant au fil de nos sensations confondues : comment arriver à ne plus démêler ce qui serait matière inerte et corps habité ? Comment la confusion peut-elle être maintenue à son point d’incandescence ? Sans doute cela s’opérera aussi en soustrayant à l’acteur quelques-uns de ses réflexes vitaux (exister sur le plateau), en simplifiant le jeu à l’extrême, en supprimant les affèteries, en évitant la voie sans issue - ou d’une portée si partielle - de l’expression, en rendant chaque geste utile, nécessaire à l’ensemble, à la communauté des gestes, en allant à l’os. Puisque les fantômes sont aussi à l’intérieur de nous, restons donc poreux, exhalons-les. Leurs présences nous débordent : laissons-leur la parole, ils nous étonneront toujours.

Et, de la figure animée ou de l’acteur, indifféremment, ou peut-être dans leur entre-deux, apparaît une égale sensation de nouvelle matérialité, et pas toujours à l’endroit ou au moment où on l’attendait.

 

Nicole Mossoux, texte paru dans la revue Corps-Objet-Image n°3, TJP Éditions • 2018