© Laurent Philippe
© Fanchon Bilbille
Cie Mossoux-Bonté

Presse

Elles sont là, face contre terre ou le visage noyé dans un bassin d’une noirceur opaque, le corps contraint et contracté. Puis, elles se meuvent par saccades, de gestes continus en fractures. Elles s’inondent, se confrontant à l’eau de la naissance comme à celle des noyades. Un débat s’engage avec les éléments pour s’affranchir, peu à peu, d’une représentation de la féminité aussi idéalisée que victimaire et morbide. En questionnant l'image d’Ophélie et ses reflets à travers le temps, la nouvelle création de la Cie Mossoux-Bonté explose les carcans dans un véritable raz de marée. Esthétique. Profond. Salutaire.

Depuis Shakespeare, depuis la peinture préraphaélite de John Everett Millais, la figure d’Ophélie fait mine d’icône entravée, emprisonnée entre sa jeunesse parfaite, aussi diaphane que lascive, sa folie romantique et un abandon indifférent à l’existence. Une image cristallisée de la beauté ? Un éternel féminin ? N’y-a-t-il pas là quelque chose de malin à exorciser ?

Endossant chacune une version différente d’Ophélie, moderne ou passée, les quatre danseuses, au bord du bassin, cherchent à trouver la pose. Mais les voilà déséquilibrées, fragiles, cassées, pour ensuite se débattre avec les courants, des murs de forces invisibles et contradictoires. Dans une profusion désordonnée, leurs mouvements singuliers ont beau jaillir et se croiser, impossible de s’extraire de ce liquide qui les attire vers la mort pour enfermer leur beauté. Elles ne dépasseront la surface que du bout de leurs doigts pour se laisser sombrer de fatigue. Consentantes ?

Un court instant d’obscurité.

Les voilà à nouveau sur le plateau, féroces. Elles sont sorcières, méduses ou reines d’un sabbat exutoire pour provoquer les reflets de cette image cloisonnée, les déployer à l’infini dans une beauté mystérieuse et profane. Une force naissante pour finalement braver les flots et reprendre le contrôle.

En plus de ces métaphores puissantes, l’autre atout du spectacle réside dans son esthétique magnifiée par l’emploi non-cinématographique du médium filmique. Avec le réalisateur Sylvain Dufayard, la compagnie n’a eu de cesse de faire des allers-retours de la création chorégraphique à la réalisation d’images, prolongeant ainsi l’action, forçant parfois le mouvement, les décalages comme la poétique. La danse, son chromatisme, ses projections évocatrices additionnée à la musique surprenante de Thomas Turine, fusionnent pour construire un langage organique total à la perspective visuelle et sensorielle dynamique, impactante. Parfois, l’impression d’immersion asphyxie le spectateur. Parfois, la simple poésie suffit à redonner souffle.

Ophelia-s tient de la magie noire !

Mélangeant onirisme et claustrophobie, conjuguant tous les arts dans un même élan, la compagnie bouscule, à nouveau, les frontières de la danse contemporaine pour livrer un exercice d’une beauté enivrante et insolite. Ces Ophélie rebelles communient pour devenir un geyser indompté, brisant les codes et bravant la mort annoncée. C’est toute une liberté féminine qui se dégage avec force. Un moment courageux de délivrance propice aux devenirs. Il en est tellement question.

Jean-Jacques Goffinon / novembre 2023

 

La noyée était trop belle

Dans le Hamlet de Shakespeare, Ophélie est une jeune princesse dont Hamlet semble amoureux mais qu’il ne tarde pas à délaisser. Lorsqu’il tue par erreur le père de la jeune femme, celle-ci sombre dans la folie et met fin à ses jours en se noyant. La scène n’est pas montrée dans la pièce mais racontée, en une seule phrase, par la reine s’adressant au frère de la jeune disparue.

Cette noyade va pourtant devenir, au fil des siècles, une étonnante source d’inspiration pour de nombreux artistes donnant diverses visions de la tragédie (…). Chez Millais, Ophélie repose dans les eaux si paisiblement qu’on pourrait la croire simplement endormie. Le visage d’une pâleur absolue, sa longue robe couverte de fleurs, les mains ouvertes paumes vers le ciel : elle a tout d’une victime expiatoire dont le sacrifice mêle l’effroi et la beauté. Cette Ophélie est belle, séduisante, presque sereine comme si la mort lui offrait l’extase que la vie lui a refusée.

Pourtant, la mort par noyade est loin d’être apaisante et la jeune femme a vécu un calvaire la menant à la folie avant de disparaître. Que signifie donc cette image idéalisée d’une jeune femme morte après avoir subi la domination des hommes ? C’est autour de cette question que Nicole Mossoux et Patrick Bonté ont monté leur dernière création.

Dans une ambiance sombre, crépusculaire, quatre jeunes femmes débarquent sur le plateau. Derrière elle, un grand écran diffusera tout au long du spectacle des images où on les voit évoluant sous l’eau, entre noyade et plongée au cœur des abysses (…).

A l’avant-scène, une pièce d’eau autour de laquelle les quatre interprètes vont évoluer, s’y plongeant parfois à leurs risques et périls. Mais si Ophélie est au centre du propos, c’est bien sûr pour élargir celui-ci. Les quatre jeunes femmes vont donc prendre les apparences les plus diverses : executive woman en tailleur strict, belle évanescente à la chevelure constellée de fleurs, gamines délurées qu’on dirait prêtes à partir à la plage… Les univers se croisent, se confondent, évoquent autant les jeux aquatiques que la mort qui rôde ou la simple peur de l’eau.

Remarquablement porté par Anne-Cécile Chane-Tune, Colline Libon, Frauke Mariën et Shantala Pèpe, Ophelia-s évite le récit linéaire ou la recréation systématique des tableaux et événements qui l’ont inspiré. La musique originale de Thomas Turine, la scénographie de Johan Daenen, les éclairages de Patrick Bonté contribuent au contraire à créer une atmosphère lourde et mystérieuse, traversée de temps à autre par quelques notes d’humour. De quoi nous entraîner dans un univers envoûtant, suscitant autant d’interprétations que de questions.

Jean-Marie WynantsLe Soir / novembre 2023

 

Ophélia, la belle noyée a investi les planches du théâtre pour affronter son mythe. Depuis plusieurs siècles, Ophélia intrigue et passionne les hommes jusqu’à imposer son récit aux femmes. Toutes les femmes seraient-elles des Ophélias en puissance ? Forcées à subir l’injonction de conjuguer faiblesse et beauté pour exister ? (…) Ophelia-s plonge dans les abîmes de cette représentation pour s’en révulser frénétiquement.

Avec Hamlet, Shakespeare fit d’Ophélia la jeune fiancée d’un prince. Un homme amoureux qui finalement délaissera sa promise. Et lorsque par erreur, Hamlet tuera le père de la jeune fille, celle-ci tombera dans le désespoir et la folie jusqu’à commettre l’irréparable : le suicide par noyade. Cette scène, bien qu’uniquement suggérée dans la pièce de Shakespeare, déchaînera les passions dans les siècles qui suivirent. Notamment au XIXe siècle durant la période romantique. Les images de la belle noyée se multiplient. La jeune fille est idéalisée, placée en harmonie totale avec la nature occultant complètement l’aspect morbide du suicide. Un mode de représentation qui enferme Ophélia dans un idéal de la féminité emplit de clichés. Cette passivité imposée à Ophélia devient un critère de désir profondément ancré. Seule la femme faible et belle trouvera sa place dans la société.

C’est cette vision, cette conception du récit qui est interrogé par Ophelia-s. Sur scène quatre femmes enquêtent sur la mort de la jeune femme, la belle noyée qui, depuis Shakespeare focalise tant de fantasmes. La pièce décline quatre visions d’Ophélia, quatre évolutions de l’image projetée à travers le temps par ce personnage idéalisé. Sur scène les corps désarticulés apparaissent dans un premier temps sans vie, noyés dans un décor qui ne camoufle en rien la morbidité de l’acte. Finalement, ces corps se dressent et commencent une danse frénétique. Une réappropriation des corps trop longtemps enfermés dans une interprétation masculine (…).

Louis ThiébautRTBF.be / novembre 2023

 

À l’avant-scène, on découvre un bassin rempli d’eau autour duquel (et dans lequel) gravitent les quatre danseuses, tantôt seules, tantôt ensemble. Telles des poupées, leurs corps inertes sont mus par des forces invisibles qui tentent de les (re)pousser à l’eau, vers la mort. On assiste ainsi à leur lutte contre ces pulsions morbides.

Au fond de la scène, nos yeux sont bercés par des images animées projetées sur un écran. Ces images aux couleurs profondes montrent ce qui se passe sous l’eau : des femmes flottent, tanguent au ralenti, tandis que les danseuses sont à la surface. Les deux univers se répondent l’un l’autre, comme un miroir (…).

Les costumes permettent quant à eux de différencier les personnages, mais aussi les époques, dirait-on. À certains moments, les danseuses portent la même tenue et effectuent des mouvements similaires, si bien qu’elles semblent ne former qu’une seule et même personne, qu’on devine être Ophélie. L’effet miroir est alors double. Nos yeux sont presque hypnotisés par ce ballet aussi esthétique que lugubre. L’ensemble des chorégraphies et du dispositif scénique donnent la curieuse impression de pouvoir toucher les étoffes du bout des doigts et de ressentir l’eau dans laquelle se noient les personnages (…).

Laura Lamfalussy, Karoo / décembre 2023