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Les nouvelles hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien, de l’huile à la chair
Au Théâtre Les Tanneurs, la compagnie Mossoux-Bonté recrée un de ses spectacles emblématiques. Même trame, nouvelle distribution, bande-son revisitée pour explorer l’univers du peintre allemand de la Renaissance.
Sur la scène plongée dans le noir, un immense panneau percé de huit fenêtres. L’une d’elles s’éclaire donnant à voir une femme vêtue d’un épais tissu de brocart rouge. Immobile, elle prend doucement vie. Dans une autre case, ce qui ressemble à un dignitaire religieux trône aux côtés d’un poisson tandis qu’en bas à droite les doigts d’une femme, dont on ne voit ni la tête ni les jambes, parcourent un volumineux ouvrage ancien. Une femme promène sur son torse la lame d’une dague, cherchant le meilleur point où l’enfoncer.
Les uns après les autres, des cadres s’allument et chacune des images qui les habitent devient personnage vivant. Une main disparaît d’un cadre, une autre apparaît ailleurs. Chacun vit sa vie de son côté et, par moment, un mouvement similaire se propage de case en case. Parfois, deux images dialoguent, interagissent, se répondent. Puis certains cadres accueillent deux personnages et une scène se joue entre eux.
Tout commence en 1988, Nicole Mossoux et Patrick Bonté, alors en tournée à Londres, découvrent le portrait d’une princesse peint par Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553). Ils sont frappés par l’ambiguïté qui se dégage du regard et de la pose – typiques chez Cranach qui aimait cultiver le trouble – de la princesse qui pourrait autant être une sainte qu’une mégère assassine. De là l’idée d’aller au-delà du portrait en imaginant son histoire avant de prendre la pose ou son destin après que le tableau soit terminé. La Cie Mossoux-Bonté crée en 1990, à Tilburg aux Pays-Bas, De ultieme gevoelens van Lucas Cranach de Oude. Joué plus de 150 fois à travers l’Europe, pendant 25 ans, il est devenu un des spectacles-emblématiques du travail de la compagnie sur l’image et le détail.
Les nouvelles hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien conservent cette atmosphère dominée par l’humour, l’érotisme et le mystère de la présence des personnages. Le dispositif scénique et la dramaturgie sont identiques à ceux de l’œuvre originale mais il n’y a pas eu de transmission entre les premiers et les nouveaux interprètes. Tout à été ré-improvisé et pourtant certaines séquences sont semblables alors que d’autres se sont ajoutées ou ont été métamorphosées. En revanche, Thomas Turine, qui a adapté au goût du jour la musique originale de Christian Genet, a travaillé en étroite collaboration avec ce dernier.
Le spectacle d’une esthétique remarquable joue sur le contraste entre la lumière et le noir, les axes et angles de vue, avec une vie qui se devine hors cadre, les attitudes, les postures des personnages. Et s’il n’est pas question de reproduire en tant que tels des tableaux du maître, on retrouvera sans hésitation les références, notamment, à Saint-Georges, Adam et Eve, les vierges à l’enfant, Lucrèce et la Vénus à la source. Les danseuses et le danseur – Dorian Chavez, Colline Libon, Lenka Luptáková, Frauke Mariën et Eléonore Valère-Lachky – brillent par la précision et l’intensité de leur interprétation.
Didier Béclard, Le Suricate / décembre 2024
Trois décennies après [Les dernières hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien], c’est donc une nouvelle génération d’acteurs qui s’empare de l’univers du peintre. Des comédiens qui incarnent avec une grande précision chaque frisson qui traverse ces séquences d’images vivantes. Toutes les sensations sont transmises par leurs corps dans un jeu d’une grande technique et d’une extraordinaire poésie. Si certaines scènes d’origine sont modifiées, que d’autres s’ajoutent, l’atmosphère reste identique et nous plonge dans un songe où folie, délire érotisme et humour se côtoient sur une bande-son repensée et électrisante.
Dans ces tableaux, ce ne sont pas que des corps, chaque parcelle de peau devient un signe porteur de sens. L’image a un rythme, une pensée, un élan. Si le peintre l’a créée et que le théâtre lui a donné du mouvement, elle conserve toute son autonomie, elle devient vivante. Et de tableaux en tableaux, le spectateur voyage entre les intensités. Dans chaque cadre, l’action est précise et nous absorbe. Les figures rentrent en mouvement dans une danse hypnotisante qui touchera de façon unique chaque spectateur.
Louis Thiébaut, RTBF.be / décembre 2024
Imaginez un musée, la nuit. Enfermé dans celuici, vous déambulez dans les salles plongées dans la pénombre. Fasciné par le portrait d’une jeune princesse, vous vous arrêtez pour le contempler plus longuement. Et là, vous avez soudain l’impression qu’elle vient de bouger, de détourner légèrement la tête, de vous faire un signe peut-être. Bientôt, tous les tableaux alentour vous donnent la même sensation. Enfermés dans leur cadre depuis des siècles, évêques, princesses, héros et héroïnes, mères à l’enfant et jusqu’à Adam et Eve semblent bien décidés à s’affranchir de leur immobilité éternelle (…).
Est-ce le souvenir de leur passé ou l’envie de connaître le monde réel qui les met en mouvement ? Allez savoir. Mais une fois qu’ils ont goûté à cette liberté nouvelle, ils veulent aller plus loin : quitter le cadre et partir à la découverte du monde.
Jean-Marie Wynants, Le Soir / décembre 2024