Utopie de la scène
La scène est un lieu autonome. Elle crée un alphabet métaphorique dont nous connaissons les lettres et parfois la syntaxe, mais jamais le sens profond. Elle a l’ambition d’être un endroit par où l’humain échappe à lui-même pour se découvrir différent. Elle sonde les obscurs fonds obsessionnels de l’époque.
La scène n’est pas réductible à sa surface ni à la peau des acteurs qui pèsent sur elle. C’est un instrument de perspective qui indique des points de fuite dans le cerveau des spectateurs. L’action, s’il y en a une, se passe toujours derrière, au-delà de l’œil.
Le théâtre traditionnel ralentit l’articulation de l’acteur pour que le texte soit perceptible passé le trente-cinquième rang, alors que la scène, même quand elle est lente, est avant tout un lieu d’accélération de l’esprit, de chocs sensibles, de stupeur, de contestation obstinée du réel, de fantasme. Le foyer de la mise à l’envers et de l’insurrection de soi contre soi. L'endroit du travail sur l’interdit, le non-abordable, l’indicible, l’image paradoxale, les associations imprévues de la sensation et de la pensée.
La scène est un lieu d’évanouissement, d’effacement des facultés nées de la rationalité – mais attention : au sein de l’irrationnel et du viscéral circulent des façons d’être dont nous avons trop appris les leurres et reconnu les rassurances. Tout comportement sur scène, même s’il nous touche par son accord avec ce que nous sommes au fond de nous, ne doit ressembler à rien. C’est un lieu d’invention et de détournement de fond. Le texte est facultatif; il est d’un intérêt secondaire pour ce qui nous intéresse. La re-présentation doit être comprise comme une exploration de formes inédites, bafouant nos logiques et nos attentes.
La scène n’opère plus avec les mythes, elle ne peut plus en créer, mais elle peut exhumer des archétypes, mettre à jour des obsessions et des hantises, détacher des pans d’ombre du mur de nuit où l’humanité s’adosse.
Patrick Bonté • 2003
Rencontres et décalages, Editions La lettre Volée/Compagnie Mossoux-Bonté, extrait