© Thibault Grégoire
© Sylvain Dufayard
Cie Mossoux-Bonté

Un théâtre de figures

S’il est un thème récurrent dans notre travail, c’est bien celui du double : quand ce n’est pas la "dépouille  vivante" et son âme vidéographique qui hantent l’installation Katafalk, c’est l’improbable partenaire s’introduisant dans votre espace au point qu’il y ait confusion de personnes (Hélium). Ou encore, dans Light ! , l’ombre portée, comme la figuration d’une intériorité qui se donnerait à voir malgré soi... Il doit y avoir en nous une schizophrénie de fond, et le fait de travailler à deux ne ferait que renforcer la tendance !

Le duo que nous formons a cette force qui le fait durer, quand chacun prends tour à tour l’initiative et la responsabilité finale du projet. L’autre l’accompagne, de façon plus ou moins proxémique, pour l’aider à formuler son désir, à faire apparaître ce qui était en lui et qu’il ne savait pas trop, à pousser plus avant des propositions sur lesquelles il ne se serait peut-être pas attardé.

Il y a aussi que chaque projet s’inscrit dans les failles, les manques du précédent... Des thèmes pouvaient y avoir été abordés, qui n’avaient pas leur place dans la logique d’ensemble, mais qui s’imposent dans le projet nouveau... et ainsi de suite. Une façon comme une autre de garder le désir, de maintenir vivant un "innaccédé"...

En tant que chorégraphe, je serais plutôt l’interface entre le metteur en scène et les interprètes, décortiquant le mouvement avec eux, et Patrick sera plutôt, dans mes projets, le pôle distancié, qui peut garder une vision globale. Mais souvent les rôles s’interpénètrent, de même qu’avec nos collaborateurs, scénographes, constructeurs, musiciens, concepteurs de costumes, et dans une mesure variable selon les projets, avec les interprètes, qui donnent, dans les improvisations, le matériau gestuel qui sera développé par la suite. Cela sans qu’on ne puisse jamais parler de création collective : il est essentiel que le fil rouge soit tenu par un seul, en toute subjectivité.

Les marionnettes en tant que telles - qui jouent un rôle prédominant dans Twin Houses -  se sont avérées être l’incarnation idéale de la dualité. Elles se sont avancées comme la face cachée, le retour de pendule, le mouvement à la fois inverse et nécessaire, de ce que nous cherchons à traverser avec des corps vivants. 
On demande souvent à l’acteur, au danseur, de se mettre en état de mort, d’absence – en tout cas d’être dans une attitude engendrée par le souvenir plutôt que de se tenir dans un présent trop actif. L’état recherché est de l’ordre d’un détachement de l’affect, d’une transparence, et non de l’expressivité.
Aux marionnettes de Twin Houses, il fallait au contraire insuffler du sens, de la pensée, les "charger", pour qu’elles prennent place aux côtés de l’interprète de manière égalitaire, que leurs présences soient de même nature. Elles se sont incrustées, au sens propre, à son corps, lui empruntant  l’une une épaule, l’autre une jambe, induisant des intentions pour deux, mettant le personnage dans des situations où il ne se serait jamais aventuré tout seul. C’est la figure animée qui a animé...

Du "Théâtre de Marionnettes" d’Heinrich von Kleist, où il est conseillé au danseur de bouger comme le pantin, dans un mouvement à la fois vide et centré, j’ai parfois entendu des interprétations tout à fait confuses. Certains ne saisissent pas le côté exemplatif du propos, pensant qu’il faudrait appliquer ces conseils à la marionnette elle-même. Kleist ne dit rien sur la manipulation, il fait juste le constat de la grande pureté de l’instrument qu’est le pantin, de sa force scénique, et, au-delà du scénique, c’est de toute une philosophie de vie qu’il s’agit...
Il me semble qu’il faut à la figure animée, au contraire de ce qui est préconisé à l’interprète vivant, une charge énorme: même si, en manipulant, on suit la logique d’un bougé propre à sa mécanique, au matériau qui la constitue, il faut bien lui accorder un potentiel de pensées, celles-là qui meuvent, qui arrêtent, qui donnent un regard, qui font le corps s’interroger, tout au contraire de l’acteur ou du danseur, dont le jeu deviendrait trop "psychologique", redondant.

La figure est interpellante dans son fabuleux potentiel d’évocation, de suggestion. C’est d’ailleurs ce qui nous pousse à aborder aujourd’hui l’objet, dans un spectacle où il occupera le devant de la scène: une chorégraphie un peu animiste, où se succédent des histoires “cannibales”, un personnage dévorant le précédent pour prendre vie à son tour.

Suggérer est pour nous un maître-mot. Ne pas décrire, ne pas circonscrire une totalité. Laisser, partiellement, dans l’ombre. Ouvrir les failles, montrer l’incomplétude. Et par là inciter le spectateur à reconstituer les parts manquantes, en y glissant sa propre expérience sensible.

L’illusion peut amener à entrer en contact avec notre propre réalité. Les jeux d’enfants brassent ce même fantasme, touchent à ce même désir : sur-vivre, exister intensément, au-delà des contraintes du quotidien, trancher dans le vif du vivant, toucher ces épaisseurs cachées dont l’imaginaire est le révélateur.

 

Nicole Mossoux • 2006