© Sylvain Dufayard
 © Julien Lambert
Cie Mossoux-Bonté

La quête des origines

La quête de vos propres origines (quelles qu’elles soient)  a-t-elle une place dans votre travail chorégraphique ?
C’est sans doute depuis mes études à Mudra (l’ancienne école bruxelloise de Maurice Béjart) que j’ai dû faire mienne la question des origines. Nous n’étions que trois "petits Belges" dans une classe de 25 élèves, dont la plupart venaient de loin. De plus j’étais la seule à vivre, du moins au début de mes études, chez mes parents. Je me trouvais dans un a parte involontaire: déchirée entre deux appartenances, celle du monde le l’art, polyglotte, multiculturel, un monde passionnant et impressionnant à la fois, et celui d’une famille assez conventionnelle, quoiqu’avec le recul, pas tant que ça...
Après l’école, tous mes camarades ou presque se sont dispersés de par le monde, et moi je suis restée là. Plutôt esseulée - fin des années 70 peu de chorégraphes avaient choisi Bruxelles comme port d’attache. Dire qu’aujourd’hui c’est tout le contraire...
Plus récemment, le spectacle Migrations que nous avons réalisé en mars 2011 ne parle pas d’autre chose que de la délocalisation de soi, et des circonvolutions mentales que cela entraîne. On y parle de la confusion identitaire liée à la quête d’un nouveau lieu où faire sa vie, des avatars du voyage, qui finalement débouche sur un no-man’s land, un corridor de l’exil où s’efface la solidarité, et où l’objectif premier, une vie meilleure ou simplement possible, se dissout dans l’anonymat d’un camp de réfugiés. Au départ de ce spectacle, il y avait la fascination pour le vol migratoire des oiseaux. Mais cette fascination pour le voyage s’est aussi heurtée aux difficultés liées à l’immigration et à l’intégration chez les humains. Ce qui était poétique chez les oiseaux se chargeait de choses bien plus douloureuses transposées aux hommes. 

Le travail de la danse serait-il la recherche d’un ancrage, d’une identité perdue ou mise à mal  par les déplacements incessants des danseurs ?
Avant même la question du déplacement il y a dans la danse quelque chose de particulier : contrairement aux musiciens par exemple nous sommes notre propre caisse de résonnance. La question en danse ne peut être qu’identitaire. Il doit y avoir transformation de soi en instrument : comment faire la part entre son corps au quotidien et la mélodie sensée émerger de ce corps ? L’équilibre ne peut pas se trouver dans la stabilité. Dés qu’on fige une position, elle se fragilise. Quelque chose doit toujours rester mobile en nous.
Par ailleurs, en tournée, j’aime me promener sans but dans la ville où le spectacle se donne. Humer le lieu où l’on est, sentir les vibrations à l’entour qui vont me porter sur scène. Je ne sais pas si c’est perceptible. Mais je pense que les tempéraments des gens, leur manière de se déplacer influencent mon propre corps, car ce sont des choses qui se communiquent très vite.  

Est-ce que pour vous l’idée d’appartenance culturelle a encore du sens dans un contexte de mondialisation ? 
Au tout début de son existence, la Compagnie a tourné dans des contrées pour le moins exotiques, l’Afrique noire, le Mexique, ce qui a généré chez nous une préoccupation pour la portée des signes : comment une forme, un propos nés dans et depuis nos modes culturels peuvent être perçus, ressentis ailleurs. Par exemple la question de la symbolique des éléments (comme le titre du spectacle, la couleur des costumes), celle du rôle social qu’une danse était sensée endosser, nous ont été posées à Kinshasa, lors de la tournée que nous y avons faite dans la fin des années 80. Il était évident que nos lectures du spectacle étaient très différentes, l’aspect symbolique étant à peu de choses près absent de nos préoccupations, alors que très prégnant chez les congolais qui nous interrogeaient, que chez nous la danse s’était détachée du rituel social etc... Mais au-delà de ces différences de points de vue, de ces commentaires du cerveau gauche, nos cerveaux droits, nos sensibilités, la physicalité aussi, vibraient vraiment de concert!
Et aussi : là où la différence culturelle joue un rôle évident, c’est dans l’humour. Un spectacle qui faisait rire les danois, laissait  le public de Sarlat (France) désorienté, inquiet de notre pessimisme - et c’était frappant parce que nous l’avions joué à quelques jours d’intervalle : si à Copenhague ça riait beaucoup, les Français nous demandaient pourquoi nous avions une vision aussi noire de l’existence.
Mais en fin de compte, les tournées nous ont appris que plus on creuse dans l’intime, plus on a la chance de rejoindre l’autre, quelque soit sa culture, ses origines, et l’art a vraiment à faire là-dedans, il n’est pas une vitrine, on laisse ça au folklore, au tourisme, il est cette capacité donnée de se parler, de se rejoindre par les tunnels souterrains, passages secrets, ce secret qui fait partie de l’alchimie de la création.

Est-ce que votre "culture belge" se reflète dans votre œuvre ? Comment jouez-vous avec elle ?
Pour cerner si une identité -belge, pour le coup- transparaîtrait dans notre travail, il suffit de nous regarder Patrick (Bonté) et moi, qui avons donné naissance à une Compagnie bicéphale, naviguant du pôle féminin au pôle masculin,  d’une sensibilité plus théâtrale à une autre disons plus chorégraphique. Dans tous nos spectacles on retrouve cette dualité qui est bien caractéristique de cette Belgique bi-communautaire, de ce pays où les noms des rues se déclinent en deux langues. Que ce soit dans l’alternance des créations, (le chantier d’un nouveau spectacle est lancé quasi systématiquement une fois pas l’un, la fois suivante par l’autre), que ce soit dans la matière artistique elle-même, où derrière l’apparence se cache toujours une autre lecture, où le corps est la plupart du temps divisé, morcelé dans des gestes complémentaires ou contradictoires, où l’intention ne bride jamais la forme, mais s’y love, sans jamais la moduler complètement.
Toute cette complexité nous est naturelle à l’un comme à l’autre, et il n’y a qu’ici qu’un univers de cet ordre a pu naître, dans ce minuscule pays déchiré, recollé maladroitement, démembré - et d’ailleurs s’agit-il vraiment d’un pays ? Rien n’est moins sûr.
Notre démarche est née aussi à un moment de l’histoire, et à un endroit où tout était à créer, où on n’avait pas à porter le poids d’une tradition, d’un background culturel : on avait vraiment l’impression que tout était à inventer dans la dramaturgie des corps.
Pays de peintres aussi, ce n’est pas sans lien avec notre obstination à créer de l’image sur scène, une image en mouvement certes, mais qui se décrypte comme une peinture : les codes d’accès sont les mêmes : quelqu’en soit le niveau d’abstraction, la peinture suggère, évoque, cache en montrant...
Pays où on ne se monte pas la tête, pays de l’ambiguïté, des faux semblants. Pays où les balises sont malaisées, les classements rigoureux impossibles, où l’on peut se perdre dans un mouchoir de poche.
Je viens aussi d’une famille où les jumeaux (mon père et mon oncle) ont épousé les soeurs (ma mère et ma tante), et j’ai grandi dans une maison double où s’égayaient les enfants de deux lits... le Deux est devenu indissociable de ma façon de penser : une légère schizophrénie, une attirance pour le dédoublement, pour l’ambivalence, pour les sédimentations du sens.

Pourriez-vous créer ailleurs ?
Nous avons, avec la Compagnie, travaillé à plusieurs reprises dans d’autres pays. Et nous avons peut-être un prochain projet avec un groupe de danseurs en Afrique du Sud. Je trouve ces occasions de rencontre avec d’autres cultures fascinantes. Elles ouvrent à une autre manière de voir les choses. Mais je vois toujours ces moments comme des expériences passagères, et qui vont vivifier le travail au retour. Je me souviens être revenue à la danse, au travail du mouvement, après avoir longuement regardé marcher des Touaregs, en voyage à Agadez : évidemment nous ne serons jamais "comme eux", mais leur démarche, leur façon de porter le corps, donnait envie de questionner notre propre démarche, notre propre façon de vivre le nôtre.
Par contre, pour créer, où que ce soit, j’ai avant tout besoin de m’entourer de  confiance et d’amitiés, de sentir que les choses se font sur un long terme s’inscrivent dans un long cheminement.

 

Nicole Mossoux • 2013