Le corps dans ses prolongements
"Il ne s'agit pas de se livrer à une digression, mais de projetter une réalité nette sur un énorme écran imaginaire." Pavese, Le métier de vivre
Exercice n°1
Préparez une boisson de votre choix, posez le verre ou la tasse sur une table, et asseyez-vous à proximité, de façon à ce que le récipient reste hors de votre portée.
Contemplez-le un instant, et puis fermez les yeux.
Tendez alors la main comme pour prendre l’objet, sans toutefois déplacer votre bassin, toujours posé sur la chaise.
Vous effectuez ainsi un prolongement, une projection de votre intention. Cette situation peut entraîner des transformations à travers tout le corps, plus sensibles du côté de la main tendue: un étirement musculaire, un élargissement de l’espace entre les côtes, une modification dans chacune des articulations qui s’échelonnent des dernières phalanges de vos doigts jusqu’à l’assise de vos hanches, et probablement un changement de pression dans vos pieds: votre tonus en est perturbé …
Mais surtout, c’est tout votre état d’être qui change, vous vous trouvez porté par l’intention qui vous traverse et continue au-delà de vous. Entre le sol, la chaise, la main tendue et l’objet, naît un réseau dans lequel vous êtes à la fois récepteur et transmetteur.
Des sources motrices de même ordre prévalent dans certains de nos spectacles, dont je voudrais ici souligner les spécificités.
Light ! (2003) : le pli
Ce spectacle est peut-être le plus exemplatif de la notion de prolongement, puisque le corps y reçoit de la lumière, et, lui faisant obstacle dans son opacité, projette des ombres, déformées à loisir pour créer des monstres qui nous ressemblent, des sihouettes disproportionnées, des flous fantasmatiques, ou de sombres masses aux contours plus abstraits qui évoquent à la fois l’extension de nos "idées noires", et la menace de dissolution en elles.
Le corps doit toujours se situer avec une précision quasi mathématique – au point de vue de la distance et de l’angulation – par rapport à la source lumineuse d’une part, au support pour l’ombre d’autre part. Il dialogue avec la lumière, et l’ombre en donne son interprétation, un écho déformé qui intervient dans la conversation d’une manière toujours intempestive, bouffone, excessive.
A l’instar de nos peurs imaginaires, elle décuple le détail, amplifie le murmure, dilate l’infime : un doigt, placé tout près de la source lumineuse, déclenche de sombres marées en ondulant à peine, l’arc d’une jambe se fait montagne, le pied éboulement… Le rythme même du corps est réinterprété par l’ombre : celle, agrandie, d’un bras en déplacement, reproduit le mouvement à une vitesse plus élevée, quand elle parcourt dans le même temps une distance bien supérieure (d’où la difficulté, en répétition, de trouver le "bon rythme de l’ombre", pour qu’elle ne s’effiloche pas, qu’elle reste lisible).
De petits détails vestimentaires subissent aussi d’absurdes déformations : une veste de fourrure dessine le corps d’un gigantesque monstre poilu, l’arrondi d’une genouillère un grand prépuce turgescent…
Tout est conçu pour que l’ombre, par essence fugace, inconsistante et bi-dimensionnelle, acquière une profondeur, devienne tangible, palpable, trouve sa propre respiration, son autonomie. Pour qu’elle semble dominer le personnage dont elle est issue, qu’elle le subjugue, l’emmène par la main, ou par la peau du dos, dans les dédales de son délire.
Twin Houses (1994) : l’épaule
Il s’agit ici de donner vie à des silhouettes accrochées au corps: plusieurs figures occupent tour à tour l’une ou l’autre épaule de l’interprète, et tous deux se trouvent engagés dans une relation souvent conflictuelle, parfois plus harmonieuse, contraints de partager, comme des frères siamois, une même entité corporelle.
Si, dans Light !, le prolongement se fait plutôt de façon épidermique – l’intention intérieure traversant la peau et amplifiant ses contours, la "gonflant" d’ombre –, dans Twin Houses le jeu consiste à rendre son propre centre suffisamment stable, solide, pour opérer un glissement de toute intention, de toute impulsion, vers le point vital du mannequin, situé chez lui à la base du cou, point de rencontre entre les deux corps (opérer ce glissement vers une zone périphérique, sa main par exemple, rendrait la gestuelle trop mécanique).
Dans le même temps, s’effacer, et donner à la figure l’apparence de prendre les initiatives, de "penser", d’avoir un monde intérieur qui s’exprime, afin que les deux présences tendent à s’équivaloir, au point recherché où l’on ne sait plus qui est vivant et qui ne l’est pas.
Forme de prolongement qu’on dirait destiné à insuffler de la vie en la perdant, mais qui pourtant demande à être plus que jamais centré, présent en soi, afin de ne jamais perdre le fil de ses projections, comme on tiendrait des cerfs-volants pris dans des vents contraires.
Gradiva (1998) : le fil
Tout autre chose dans Gradiva où c’est le corps lui-même qui devient le prolongement d’une corde manipulée depuis l’arrière du plateau, puis descendant à la verticale des cintres, et le maintenant par une sangle qui soutient le bassin.
Le corps perd ainsi une partie de son poids propre, pour créer des fuyantes dans l’espace alentour : dessiner des lignes obliques et stables que la pesanteur lui interdirait, se laisser porter par des forces centrifuges, ébaucher des semblants de vols, se tenir assis dans le vide.
Le prolongement se fait à double sens : d’une part, par la personne tenant la corde à l’arrière, d’autre part par l’interprète : deux impulsions qui tantôt vont de concert (un repoussé du sol doublé d’une traction du fil amplifient l’élévation), tantôt s’opposent, quand la corde par exemple ramène inlassablement le corps au centre du plateau, alors qu’il tente de traverser les limites du cercle dans lequel, attaché, il est contraint de se mouvoir.
Elévation, légèreté, mais aussi tension, dépendance extrême, pour raconter l’histoire d’une diva à la fois toute puissante dans sa solitude magnifiée, et simple marionnette…
Générations (2004) : les points cardinaux
Nous avons abordé des situations de spectacles/solos, où l'établissement d'un dialogue avec l'un ou l'autre élément permet à l'interprète de ne plus être sujet, mais bien lieu de transmission, et peut-être de transfert pour le spectateur.
Dans Générations, un grand nombre de danseurs forment, campés sur des socles qu’ils ne quitteront pas, une sorte de réseau: leur gestuelle – toujours nourrie par la relation avec l’extérieur, l’espace ou les partenaires – devrait arriver à rendre les "entre-deux", les canaux de transmission, visibles, "palpables pour l’œil".
Une des premières approches consistait à improviser deux par deux, en donnant une partie de son poids à l’autre, en bougeant en symbiose. Ensuite il fallait se séparer, sans plus garder de contact tactile ni visuel, et prendre en compte ce qui dans cette nouvelle situation restait présent dans le corps: une gestuelle de l’incomplétude est née, dont nous élaborerons les formes par la suite. Elle laisse la personne dans un état d’équilibre précaire, avec des membres qui semblent embrasser le vide, avec une tête qui cherche la complicité d’une autre tête, absente. Ces solitudes sont alors redistribuées dans l’espace et mises en réseau, avec pour guide l’empathie, chaque danseur complétant en quelque sorte, à distance, le vide créé autour de chacun des autres.
Les laboratoires ont donné lieu à une grande installation, destinée à des espaces non théâtraux et où la vision frontale est abandonnée au profit de visions multiples : le spectateur sera libre de circuler à sa guise, de choisir ses propres angles de vue.
À ce réseau comporte des "points de fuite", des directions communes choisies selon les les points cardinaux : directions convergentes et non parallèles, qui créent des "ailleurs" communs, sans que l'orientation des corps soit identique. Ces fuyantes confirment les liens entre eux tout en apportant des ouvertures qui seront à leur tour "recadrées" par le spectacteur en déplacement : il opère, lui aussi, par son regard, des prolongements qui viendront croiser, accompagner, ou "biaiser" ceux des interprètes.
Il s'agit toujours un peu de cela, dans le moment de la représentation : des interférences entre le public et la scène, entre chaque individu (et la particularité de son histoire, de son imaginaire), et ce qui est suggéré sur le plateau par des corps, des énergies, des sons, du sens donné.
Et ce qui nous importe finalement, c'est ce prolongement que le spectateur effectuera, de façon plus ou moins consciente, dans son quotidien, dans sa vie rêvée, dans ses propres créations – quelques formes qu'elles prennent...
Exercice n°2
Vous pouvez à présent saisir le récipient abandonné sur la table, et en boire tranquillement le contenu…
Nicole Mossoux • 2005