© Thibault Grégoire
© Cyril Minoux
Cie Mossoux-Bonté

Theatrum Mundi

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire du théâtre que la scène, toujours friande des thématiques du paraître et de l’illusion, s’empare de la question de l’imposture. Molière, en son temps déjà, avait sous-titré Tartuffe la “comédie de l’imposteur”. Shakespeare quant à lui, de Hamlet à Macbeth en passant par la saga royale des Richard et des Henry, fut obsédé par le motif des détrônements, de l’usurpation, de la légitimité du pouvoir et donc de l’imposture. Mais c’était avec des mots, et dans le contexte très codé, très cadré, du théâtre dramatique de leur époque. On pouvait donc légitimement douter que le langage très singulier que se sont forgé Nicole Mossoux et Patrick Bonté à partir du corps, du geste et du mouvement, aux frontières très indécises de la danse et du théâtre, pût convenir à l’expression d’un sujet aussi moral et politique.
C’était oublier les esquisses qu’ils avaient jadis anticipées, l’air de rien, dans des spectacles comme Les Hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien et Simonetta Vespucci, où la question de la représentation de soi en art, mais aussi en société, occupait déjà une large part du projet esthétique et dramaturgique.
 

DE L’EDEN AU SHOWROOM : LA CHUTE


Certains tableaux de ce nouvel opus -- “Camp de base en costumes” ou “Corrections (avec les chapeaux)” -- de même que les costumes “d’époque” qui citent librement la Renaissance -- pourpoints, robes corsetées, extravagantes coiffures façon casques, mitres, tiares ou hennins -- nous le rappellent avec malice et distance humoristique.
La pièce commence dans la pénombre. Se réunissent autour d’un carré de lumière cinq acteurs-danseurs, deux hommes, trois femmes, surgis des couloirs latéraux des gradins, extraits de nous, comme détachés de notre communauté de spectateurs et de population. Ils sont nus comme des vers luisants, comme Adam et Eve dans le jardin d’Eden, allégories médiévales ou renaissantes de l’innocence ou de la vérité. Mais leur marche est contemporaine, comme celle de naturistes investissant la piscine d’un village ou d’un club de vacances bien d’aujourd’hui. Figures du quinconce, ils décomposeront toutes les combinaisons possibles sur la face de ce dé imaginaire.
Et puis, tableau suivant, c’est le showroom, séance de “shooting” -- un mot merveilleusement polysémique ! -- ponctuée au son et à la lumière par les déclics et les flashes. Le hurlement stressant de la sirène pourrait y annoncer un bombardement ou une exécution. Les coups de feu, il est vrai, se confondront bientôt avec les tirs et les tirages du photographe, comme le génie de Kantor l’avait suggéré déjà dans Wielopole, Wielopole avec son invraisemblable ready-made de l’appareil photo/mitrailleuse. Ne tue-t-on pas le mouvement, en effet, lorsque l’on fixe ou fige dans l’instantané tel geste de la vie ? Le zoom ou le téléobjectif, dans leur agressivité cylindrique et phallique, n’évoquent-ils pas à cet instant le canon d’un fusil ou d’une arme à feu ? Ne parle-t-on pas également de safari-photo ? Et enfin, les fondateurs et diffuseurs japonais de la marque Canon savaient-ils qu’en empruntant ce nom à la mythologie bouddhique, ils éveilleraient en nous européens et francophones de tout autre association d’idées ?
Nous sommes donc là dans le glamour et le papier glacé mortifères des magazines, des couvertures de tabloïds, des books et de la photo de mode, avec ses déhanchés, ses paumes offertes, ses coudes cassés derrière la tête, ses étirements de bras sophistiqués derrière la nuque, ses index pointés vers l’objectif, ses bras croisés, ses doigts ouverts et joints en cathédrale…
 

DE LA POSTURE A L’IMPOSTURE


La linguistique et la psychanalyse nous avaient pourtant alertés : les mots entretiennent une relation  équivoque et ambivalente avec leurs dérivés, y compris leurs apparents antonymes. Ainsi l’imposture se révèle-t-elle aussi dans la posture, voire dans la pose et son cliché, aux positions maniéristes et maniérées.
Mannequins de cire en vitrines ou pantins mécaniques automatisés sur le podium d’un défilé, les fashion victims et autres top models se produisent d’abord, comme madame et monsieur tout-le-monde sur le catalogue de La Redoute, en costumes de men in grey et tailleurs d’executive women de même couleur. Puis ils endossent à vue les atours de la Renaissance et nous font remonter le temps, comme à travers un jeu de rôles aux limites de la parodie, jusqu’au protocole des cours ancestrales, comme celle que décrit si bien, respectueuse de l’étiquette, le roman de Madame de Lafayette, annonçant ainsi, triste et dérisoire postérité consumériste, les Galeries du même nom !…
Nous passerons sur plusieurs séquences, plus pathétiques et bouffonnes les unes que les autres, pour nous attarder seulement sur le crochet/karaoké le plus kitsch, le plus nostalgique, le plus séducteur et le plus ringard qui soit, je veux parler de la sirupeuse, irrésistible et cultissime Buena sera Signorina de Luis Prima, où l’image du crooner et la légende de la canzonetta se rejoignent dans la posture la plus ridiculement artificielle qui soit, celle du music-hall et de la variété.
 

BANDE ET SARABANDE 


Le tout dégénère en une sarabande infernale, où les gavottes et les menuets du temps passé, comme les “spinnings” empruntés par Bob Wilson aux derviches tourneurs, se dégradent en sambas échevelées de techno-parades, en sabbats de sorcières, voire en transes biomécaniques étonnamment maîtrisées. La musique y est de plus en plus saccadée, syncopée, segmentée, séquencée, stroboscopée, ponctuée d’irruptions concrètes et de bruits du monde réel. La fragmentation s’accélère, crescendo, prestissimo, car l’imposture ne peut être ni durable ni pérenne, encore moins éternelle. Il faut bien tomber les masques. Shakespeare nous le rappelle à travers la voix de Jacques le Mélancolique, le philosophe cynique et bouffon de Comme il vous plaira : “ Le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes, n’y sont que des acteurs “. Puis par celle de Macbeth : “ La vie n’est qu’une ombre en marche ; un pauvre acteur qui s’agite et se pavane pendant son heure sur la scène et puis qu’on n’entend plus. C’est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien”.

 

Yannic Mancel • 2014