Retours de spectacteurs
Relevant à la fois de la danse et du théâtre d’objets – tout en n’appartenant à aucune de ces catégories – , Whispers fait partie de ces spectacles inclassables du Mime Festival. Bien qu’une seule interprète (Nicole Mossoux) soit visible sur scène, elle n’est certainement pas toute seule. Certes, cette pièce est née d’un désir de trouver des moyens pour permettre à une interprète de créer sa propre bande-son pour accompagner ses gestes, mais ce sont les costumes de Colette Huchard qui semblent être l’outil d’expression le plus important dont dispose Mossoux.
À travers les créations de Huchard, Mossoux parvient à évoquer une variété de personnages, humains ou non. Des jupes se rétrécissent et une série de vestes se transforment en d’étranges créatures, tandis que des coiffes semblent prendre vie de leur propre chef. La matérialité de ces « costumes » est la clé de leur animation : l’éclat velouté de la robe principale que porte Mossoux et qui semble faire disparaître la silhouette de celle-ci dans la noirceur de la scène, comme dans un brouillard ; les ruches rose pâle de ce qui paraît être une veste d’enfant mais qui devient une perruque élaborée avant de devenir un curieux pantin sans tête; et un surprenant gant rouge qui sert de bec pour une sorte d’oie unijambiste mais que Mossoux retire brusquement de sa main et jette dans le noir qui l’entoure.
Ce noir est primordial parce qu’il permet à Mossoux Bonté (Nicole Mossoux et son collaborateur de trente ans, le metteur en scène/scénographe Patrick Bonté) d’évoquer un monde onirique entouré d’un vide sombre et avide. Les parties de la scène qui sont illuminées sont conçues de façon à ce que, comme dans un jeu de masques, Mossoux n’ait qu’à légèrement changer de position afin de radicalement altérer le personnage qu’elle tente d’invoquer. La manière dont Mossoux et ses animations se distinguent de ou bien disparaissent dans les ombres illustre la référence à l’origine de ce spectacle : les tableaux de Johannes Vermeer. D’une certaine façon, Bonté se sert de la lumière pour créer une impression de bas-relief et, plus étonnemment, une impression de « plis » de lumières, des plis semblant libérer Mossoux de leur prise pour mieux la saisir et l’engouffrer dans le noir.
Mossoux excelle autant dans la manipulation des plis de son corps que dans la manipulation des plis de ses costumes. Sa façon de bouger – en particulier son visage expressif et évocateur – tire parfois ses qualités du Butoh. C’est apparent dans la façon dont elle désarticule les membres de son corps ou bien dans ses tremblements rapides suivis d’une immobilité sans émotion. Cela la rend aussi imprévisible que ses costumes. Les costumes, la lumière et le corps de l’interpète s’entremêlent pour créer l’impression que Whispers flotte dans un territoire étrange et sans attaches, avançant sans une direction spécifique mais néanmoins couvrant une vaste étendue.
Le titre Whispers implique, bien entendu, qu’il s’agit d’un spectacle relatif aux sons. La bande-son resulte, quant à elle, d’un mélange des gestes de Mossoux (un grattement ici, un pied qui tape là) amplifiés et travaillés par Thomas Turine et du bruitage de Mikha Wajnrych (caché dans le noir). Whispers est donc joué par un trio (Mossoux et ses deux musiciens/techniciens), dont le travail constitue le fil du spectacle et crée une partition rhythmique et sonore sur laquelle la dimension visuelle semble surfer.
Whispers est à la fois beau et confondant. Ni les images qui se déroulent, ni les personnages semblent subsister très longtemps; les figures instables et changeantes qui se succèdent sont créées puis abandonnées – pas d’élaboration de personnages ou de thèmes. Quand Mossoux prend sa posture finale sur le bord de la scène, face à la salle, le public a également l’impression d’émerger d’un fantasme étrange.
Thomas JM Wilson, Total Theatre / Janvier 2017
Spectral
L'indicible par la parole est souvent parfaitement exprimé par la danse ou le mime, tout particulièrement sensations et sentiments. Or, de tous temps, les fantômes ont effrayé les hommes. Le drap blanc dont on les affuble vient en effet du linceul dont on recouvrait les morts à l’époque médiévale. En fait, il ne s’agit que d’une vision interprétée comme étant la manifestation d’une personne morte sous la forme d’une image floue, lumineuse, inconsistante, qui pourrait flotter au dessus du sol et qui se manifesterait par des bruits et des déplacements inexplicables d’objets. Souvent transparents et nuageux comme des ombres. les spectres se résolvent en fumée, en passant à travers les murs et les portes closes. Leur venue se révèle presque toujours par la sensation d’une présence coïncidant avec un souffle glacé, des bruits insolites, frôlements, murmures, chuchotements, grincements émanant de nulle part…
C’est très précisément ces bruits énigmatiques que semble écouter cette femme aux aguets, seule sur scène tapie, dans l’ombre et qu’elle nous invite à découvrir, localiser, déchiffrer, partager avec elle. Car, indubitablement, l’atmosphère est lourde, chargée d’un certain parfum de mystère dont nous ne tardons pas à ressentir les effluves. L’espace semble en effet habité par des présences furtives, des sons étouffés comme ceux des âmes perdues errant sans cesse, des silhouettes fantomatiques que nous percevons sans les voir, ombres furtives qui apparaissent d'on ne sait où et s’évanouissent aussi vite qu’elles se sont dessinées… Indubitablement, des forces étranges traversent cet être énigmatique pour s’emparer de sa chevelure, la hérisser, semblant vouloir entrer en elle tout en rôdant autour de nous. Sont-ce les mânes de ses ancêtres qui viennent perturber notre présent dans la valse de leurs souvenirs ?
L'intérêt de ce spectacle, à mi-chemin entre les arts de la marionnette et de la danse, réside dans cette atmosphère angoissante si particulière due aux sons et objets sonores de Mikha Wajnrych et à l'étonnante composition électroacoustique de Thomas Turine, vibrations qui deviennent en fait des personnages invisibles et troublants, alors que le corps de Nicole Mossoux leur sert de caisse de résonance. Une œuvre fascinante, en droite ligne de ce que la chorégraphe nous avait concocté durant ces 20 dernières années et qui évoque parfaitement cette fameuse réplique de la marquise Marie du Deffand ; "Est-ce que je crois aux fantômes ? Non, mais j'en ai peur"*...
Jean-Marie Gourreau, Critiphotodanse / Mai 2015
*Dictionnaire des mythes du fantastique, par Juliette Vion-Dury et Pierre Brunel, Presses Universitaires de Limoges, 2003, 313 pp.