© Sylvain Dufayard
© Mikha Wajnrych
Cie Mossoux-Bonté

De troubles présences

"Comment le réel passe tout à coup dans une
forme, est saisi par elle ? C'est peut-être ça aussi,
tomber amoureux, être troublé par le mouvement dans un être,
sa manière singulière d'être vivant."

Anne Longuet Marx, L’actuel et le singulier.

 

C’était y a bien longtemps. Agadez était une bourgade perdue dans les sables du Sahel, pas encore la plaque tournante du trafic d’êtres humains qu’elle est devenue aujourd’hui. J’avais vingt-trois ans. Pour moi la danse n’avait plus guère de sens, après une formation dans l’écurie Mudra, l’école de Maurice Béjart.
Et puis j’ai vu passer les Hommes Bleus, avec leur démarche altière, leurs visages dissimulés par les bukars. J’ai arrêté de marcher, me suis assise dans le sable pour regarder, pour sentir ce qui s’agitait en moi. Oui,  vraiment, il y avait, dans la beauté de la déambulation et la manière du port de tête, dans l’énigme de leur présence, quelque chose qui me parlait et que j’ai eu envie de prolonger, pas dans l’imitation bien sûr, mais dans une recherche qui porterait nos corps européens à se laisser habiter par des ailleurs non explicités.
Il me fallut quelques années encore, et la rencontre avec le metteur en scène Patrick Bonté, dont les préoccupations rejoignaient les miennes, pour tenter de mettre des corps sur un plateau, sous le regard de spectateurs qui à leur tour pourraient être touchés, comme j’ai pu l’être, assise dans le sable.

Un exercice que nous pratiquons en atelier s’appelle Quitter. Bien sûr la présence, ça ne s’inculque pas, c’est un peu inné. On peut par contre tenter de la développer.
Il s’agit d’avancer en ligne droite depuis le fond du plateau, en mettant sa conscience dans le dos. En se chargeant du sentiment de quitter un être cher, une ville, un sommeil, ou plus prosaïquement - c’est chacun selon, la charge peut-être constituée d’images et de souvenirs réels, ou rester tout à fait factuelle - de s’éloigner du mur du fond. Quelque chose bascule alors dans le regard de l’interprète, dans le rythme de sa marche, sa verticalité, qui nous rend sa présence accessible sans qu’elle nous soit imposée, qui nous permet de pénétrer ces yeux qui se creusent en s’obstinant à regarder derrière.

Ailleurs, plus tard : un souvenir de Hong Kong. Tous les jours de la semaine des habitants s’acheminent à l’aube vers les parcs encerclés de voies rapides. Ils se regroupent dans les sentiers, respectant les pelouses, et pratiquent le Taï-Chi, créant du silence dans le vacarme citadin. Et puis le dimanche, personne. Ou bien si, un grand blond tout en muscles se pavane au beau milieu de la pelouse, seul, un lion. Conscient d’être regardé. J’ai saisi à l’instant l’incompréhension qui pouvait procéder de nos imprégnations culturelles et vraiment je me suis dit que cette présence royale n’était pas de l’ordre de celles qui me bouleverseraient jamais. Je suis attirée là où demeure une béance, comme si du corps même n’émanait rien qui vaille, et que seules les énergies, les forces qui le traversent et dont il ne fait pas démonstration m’atteignent. A la présence royale je préfère le retrait.
Etre présent serait faire voir de l’espace autour de soi, ou encore : le soi ne serait existant que s’il est en rapport avec l’environnement. Transcendé par l’impalpable alentour, qu’il rendrait palpable par le tracé de ses gestes.

C’est pourquoi il importe de se donner des points de fuite, focus pour le regard ou prolongement du mouvement dans des directions précises, dans un élargissement de ce que les simples contours du corps semblent indiquer. Proposer des lectures plus ouvertes que ce que notre seule enveloppe détermine, faire vibrer l’air.

Dans une situation où deux ou plusieurs acteurs sont en jeu, on mettra l’accent sur l’interstice. L’espace compris entre eux devient caisse de résonnance, devient l’espace du spectateur. Dans la conscience d’être vus, ils nous donnent la permission de pénétrer leur relation, aussi intime ou teintée de secret qu’elle soit. Qu’ils se regardent ou non, qu’ils se touchent ou pas, ils préservent toujours une ouverture pour le regardeur.

La rencontre avec la marionnette – en 1994, dans le spectacle Twin Houses - a mis pleinement en lumière la question de l’être en scène, la rendant plus prégnante encore.
A l’instar du manipulateur qui, dissimulé ou non, se partage entre la marionnette et lui-même, tout acteur peut jouer avec la complexité des intentions et des états qui le traversent. Son bras ne sera pas spécialement au service de son regard, l’assise de son corps, son ancrage solide, peut faire émerger de la légèreté. Un dialogue peut s’instaurer entre une partie et l’autre du corps, créant une réelle dialectique.
Le spectateur se laissera pénétrer par une part ou l’autre, sera touché, se reconnaîtra dans un aspect ou l’autre de ce qui meut l’acteur. Inutile de lui imposer une lecture unilatérale, la  présence qui suggère plus qu’elle ne raconte éveille en lui des zones dont il ne peut prédire le potentiel émotionnel. Il garde la main, il conserve la possibilité de reconstituer les parts manquantes de ce réseau d’impulsions, de latences, de dérives assumées, de couches de sédimentation qui s’accumulent en s’interpénétrant : sous la croûte, le vertige des profondeurs.

Et grâce à ce que la marionnette ou même  le simple objet lui aura enseigné, ce sera au tour de l’acteur de devenir figure, plus que corps et moins que personnage. Figure qui peut être traversée, nourrie par le spectateur, figure qui peut susciter ce trouble d’identification que la forme animée engage naturellement. A lui d’explorer ces  jeux de présence-absence, d’incarnation désincarnée.

Si l’expression du visage ne commente pas ce qui est en train de traverser le corps tout entier, le spectateur aura de plus vastes champs de lecture, il trouvera des mots et des images qui ne font pas spécialement partie du lexique qui a guidé la création. Sa langue, sa culture, son immédiateté forgeront de nouvelles pistes, enrichissant le corpus de la pièce. L’incomplétude des signes laisse de l’espace pour sa propre interprétation.
Se reconnaissant dans la figure qu’est devenu l’acteur,  il s’en nourrit : une dévoration par la fascination… Dans l’attirance : un sentiment d’appropriation. Comme dans l’état amoureux : l’intuition d’une perte de ses propres limites, et celle de l’élargissement des limites de l’autre.

Il faudrait toujours qu’une fragilité vienne teinter l’énoncé des actes : l’incertitude de l’instant qui va suivre, le probable surgissement, la sensation d’être la proie du vivant. Tout est écrit sans doute, des espaces, des actions et des rythmes, mais l’acteur chemine dans la pseudo-méconnaissance de ce qui suivra. Ce qu’on appelle enchaînement, dans le vocabulaire de la danse, une succession préétablie de gestes et de postures, est reproduit à la façon d’un bègue qui soudainement se découvre une capacité d’énonciation, une fluidité de langage, lorsqu’un chant ou un texte le capture. Et c’est sur le fil : un rien pourrait le ramener à ses blocages. Ce danger-là renforce, comme la  chute possible décuple la puissance du patineur.

Un rêve récurrent : je joue, ou tente de jouer, un spectacle en solo. Mais soit un gouffre borde les limites de la scène où je pourrais m’écraser à tout instant, soit c’est le plateau lui-même qui est instable, ou encore creusé de trous, inachevé.
Inachevé comme les gestes que je produirai, menacés d’extinction, faillibles, mais s’avançant malgré tout vers un trouble mirage, avec sous les pieds l’intense brûlure des sables du Sahel.

 

Nicole Mossoux • 2018

Paru dans « Poétiques de l’illusion » Co-dédition Alternatives Théâtrales - Thema - Iim - Cnac • 2018