Presse
Les témoins insondables
Ils ne sont ni anges, ni démons. Ils sont des traces fantomatiques et éternelles qui sortent épisodiquement de l’obscurité pour observer l’humanité incomplète et mortelle. Ils ne sont attachés à aucune contrainte, à aucun rituel terrestre. Ils sont d’une étrangeté libre faisant le lien entre le monde et le néant. La nouvelle création de Patrick Bonté et Nicole Mossoux dépasse profusément les frontières de la danse contemporaine pour rejoindre les lignes troubles et multiples de la performance. Tout y est insolite, captivant et résolument noir. Les Arrière-Mondes est une danse macabre et fascinante, d’une incontestable beauté enténébrée.
L’au-delà
Le travail de la compagnie Mossoux-Bonté a toujours résidé sur la lisière mince qui sépare la danse, du théâtre et de la performance. Cette fois, la frontière est dépassée comme une continuité logique, effilée d’œuvre en œuvre. Une continuité qui avance de plus en plus vers des mondes inconnus, ouvrant des voies nouvelles. Enigmatique, cette mise en scène laisse aux spectateurs la liberté d’interpréter entièrement le spectacle selon leurs ressentis. Cette nouvelle création, d’aucuns la comprendront comme une poésie funeste, d’autres comme une ode mystique ou métaphysique à des instances supérieures à l’homme. Toujours est-il qu’une fois encore, la compagnie crée un langage propre à son propos, résolument contemporain. Déroutant.
La plastique, le bruit et la stupeur
Présidant d’entrée l’atmosphère âpre, la composition sonore de Thomas Turine est construite de sursauts, de bruits fracturés, sur un long grésillement bouclé de vieux vinyles. Les spectres maigres apparaissent au bout de leurs couloirs, tous cloisonnés, aux contacts impossibles. Les corps sont transpercés de mouvements brisés, d’actions où se mélangent le chaos, la répétition et les fluidités sensuelles déconcertantes. On tressaille plusieurs fois, de surprise, d’effroi, d’hypnose. Les superbes costumes de Jackye Fauconnier sont propices aux métamorphoses des personnages tout en soulignant toujours la sècheresse de leurs muscles. Leur nudité n’est jamais loin. Les coiffes improbables semblent sortir de temps oubliés, baroques, médiévaux et modernes à la fois. On découvre toute l’iconographie d’êtres qui n’existent que dans les interstices entre le temps, l’espace et notre imagination conquise. On entend Eraserhead. On pense au Pape de Francis Bacon, à Nightbreed de Cliver Barker ou à Pinhead dans Hellraiser.
Contraintes et tensions
En avril 2020, à l’heure des répétitions, alors que la pandémie obligeait au respect des règles sanitaires, Patrick Bonté et Nicole Mossoux ont décidé de changer le dispositif scénique pour mettre les danseurs à distances. L’enjeu est devenu autre et le plateau découpé différemment. La contrainte des interactions impossibles a obligé le spectacle à une représentation basée sur des codes stricts. Ce nouveau carcan contraignant les a poussés à trouver des solutions, à changer le langage des corps devenus solitaires. Une recherche impérieuse menée sans demi-mesure, sans ménagement. Il en résulte un spectacle radical où la tension est palpable de la première à la dernière seconde.
Les Arrière-Mondes est une création déconcertante et sans compromis qui nous emmène dans des lieux inconnus pour nous renvoyer directement à nos ressentis. L’expérience ressemble à un voyage dans un monde hors du temps, fantastique et macabre, qui suscite une fascination constante du spectateur. Impossible de détourner le regard tant cette beauté étrange nous happe, nous hypnotise, tout en laissant filer sur l’échine un fin filet d’effroi ou de stupeur. L’œuvre est magistrale.
Jean-Jacques Goffinon, Point Culture / juin 2021
Aux confins des “Arrière-Mondes”, ballet parallèle de figures désaxées
(…) Les Arrière-Mondes, c’est l’histoire d’une réflexion sur l’inconstance des êtres, la continuité de leurs doutes et leurs tourments, l’éternel retour ; c’est l’histoire aussi d’une rupture imposée, d’une vertigineuse et implacable incertitude, d’une adaptation consentie, et non moins radicale pour autant1 (...). Tandis que l’espace sonore s’emplit d’un grésillement hanté de murmures, six figures émergent des profondeurs. Leurs chemins parallèles – six couloirs voilés de noir, dans une scénographie signée Simon Siegmann – vont tour à tour les révéler et les engloutir, dans un va-et-vient qui les arrache au passé pour les propulser au-devant du monde contemporain, et retour (…).
De rectilignes, ces trajectoires iront vers l’à-coup, la sinuosité, s’imbibent d’imprévu. Avec leur visage prolongé d’un front haut et leurs chevelures aux géométries improbables, les personnages, contraints d’agir sans se voir, cependant se cherchent, pistant l’autre en soi dans une quête obstinée, caverneuse. Par-delà le genre et les traits floutés, des identités s’esquissent, s’affirment, aussi fugaces qu’intenses. Des angles inattendus brisent la ligne droite. Les corps se désaxent, dédoublent, démembrent. Leurs présences deviennent les spectres autant que les vestales d’un cauchemar arrimé au réel. Car c’est bien lui qui a forgé les détournements et décalages de cette création. Et à travers lui, si chahuté, qu’on déchiffre l’énigme des Arrière-Mondes. Sous les costumes de Jackye Fauconnier, derrière les masques, les coiffes et les maquillages créés par Rebecca Florès-Martinez, six interprètes (dont quatre collaborent pour la première fois avec la compagnie) habitent puissamment, étrangement ce ballet singulier : Dorian Chavez, Taylor Lecocq, Colline Libon, Lenka Luptakova, Frauke Mariën et Shantala Pèpe. La musique originale de Thomas Turine gaine le tout de textures, rythmes et litanies qui rejoignent cet ingrédient premier, évanescent et impérieux : le temps. Portant dans son sillage la tentative et le trouble.
1 Adaptation aux mesures sanitaires en place au début de la pandémie de coronavirus.
Marie Baudet, La Libre / juin 2021
Danse des ténèbres
(…) C'est de profondes ténèbres qu'ils apparaissent, chacun évoluant dans son périmètre oblong, les visages d'abord dans l'ombre, et dévoilant progressivement des figures grotesques, comme sorties du Portement de Croix attribué à Jérôme Bosch ou des portraits de Quentin Metsys. Au fil des incessants allers-retours, ils se défont de leurs atours pour revenir, toutes et tous, chauves et vêtus d'une nuisette d'un blanc sale. Ce n'est plus la Renaissance qui est alors convoquée, mais les fantômes plus récents de malades enfermés en psychiatrie. Et les arrière-mondes du titre quittent leur signification d'au-delà ou de monde parallèle pour devenir intérieurs, suggérant notre part de folie en sommeil.
Le thème du double, récurrent chez le duo, est ici bien présent, à travers l'utilisation de masques et d'illusions troublantes (ces deux femmes dont on sait pertinemment qu'elles sont deux et qui pourtant deviennent une, arachnéenne). Et des jumeaux en culotte courte de faire écho aux effrayantes jumelles des couloirs de l'hôtel Overlook dans le Shining de Kubrick. Encore la folie qui rôde...
Inquiétantes et sensuelles, les six créatures ni hommes ni femmes se rejoignent dans un final bien calé et envoûtant (…) avant l'éclair ultime.
Estelle Spoto, Focus Vif / juin 2021
« Les Arrière-Mondes » ou les fantômes de l’humanité
En intégrant à sa nouvelle création, une contrainte née de la pandémie, la compagnie Mossoux-Bonté livre un spectacle fascinant et plus intemporel que jamais.
Ils apparaissent lentement, sans un bruit, comme échappés d’une nuit sans fin : six personnages en quête de leur histoire, six silhouettes dont on ne distingue d’abord que les contours mouvants, un peu flous. Ils bougent à peine, frémissent, titubent parfois, esquissent un mouvement, le retiennent, le laissent échapper à nouveau... En l’espace de quelques minutes à peine, la nouvelle création de Nicole Mossoux et Patrick Bonté happe le spectateur, l’entraîne dans un univers étrange, mystérieux, où les six personnages qui nous font face ne semblent pas avoir vraiment de visage, de personnalité définie. Ils s’agitent vainement, donnent parfois l’impression d’être eux-mêmes étonnés de leur présence, à la fois visibles et insaisissables, comme des spectres qui disparaîtraient d’un coup s’il nous venait la fantaisie de tendre la main pour tenter de les toucher.
Pourtant, petit à petit, ces êtres indéfinissables, presque interchangeables, commencent à se démarquer les uns des autres. Chacun trouve sa couleur, sa gestuelle, ses souvenirs enfouis qui rejaillissent de la nuit des temps. Comme souvent chez Mossoux-Bonté, ces Arrière-Mondes mêlent le fantastique et le quotidien, le tragique et le grotesque, l’humour et l’effroi, la poésie et le trivial (…).
Faisant des contraintes du moment un élément central du spectacle, ces Arrière-Mondes nous convient à un voyage à travers le temps et la condition humaine qui, plus que jamais, éveille en nous d’innombrables questions sur l’ici et maintenant.
Jean-Marie Wynants, Le Soir / juin 2021
Des êtres perdus, des damnés de l'histoire, entre parade et procession, pour un voyage à travers la nuit (...). Ils exécutent une danse macabre d'une beauté fascinante. C'est une sorte de sarabande métaphysique à l’univers figuratif qui rappelle les créatures de Jérôme Bosch ou de Francis Bacon. L'ici-bas et l'au-delà, la réalité et la fiction, le théâtre et la danse s'entremêlent, créant des images d'une étrangeté carnavalesque et d'une beauté sombre et baroque. Une énigme comme notre présent.
Frank Starke, Märkische Allgemeine Zeitung / octobre 2022
Danse macabre
Ils apparaissent l'un après l'autre ou côte à côte, vêtus de robes tantôt courtes et blanches, tantôt longues et noires, avec des têtes chauves ou de longues boucles flottantes, avec des visages masqués ou grimaçants - voire des bouches hurlantes – sans pour autant dire un seul mot.
Ils caractérisent ou incarnent ce qui pourrait se dérouler dans nos cauchemars nocturnes ou nos pensées et émotions totalement surchauffées pendant la journée. (...) C'est comme si Les Arrière-Mondes plongeait dans les mondes émotionnels et mentaux de l'espèce humaine – que nous parvenons encore à peine à contenir - et trouvait des images saisissantes de ses angoisses, de ses doutes et de ses pressentiments.
La phrase de Shakespeare « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, que n'en rêve votre philosophie » s’enflamme dans une mise en scène visuellement époustouflante et originale, qui vit de l'incroyable versatilité des six magnifiques interprètes (...). Et qui se creuse irrésistiblement et iconographiquement dans notre propre mémoire et dans la mémoire collective, exerçant au passage une étrange fascination.
Astrid Priebs-Tröger, Textur / octobre 2022
Panoptique du paranormal
(…) De là, où il fait le plus sombre, six personnages d'une blancheur spectrale rampent vers l'avant. Ils portent des robes de femmes et des perruques d'époques révolues et donnent l'impression que des siècles de sommeil ont ankylosé leurs os (…). Cela commence de manière minimaliste, extraordinairement virtuose, sur une longue durée, seul un regard très attentif permet de déceler un changement. Le son souffle des soupçons d'horreur sur la scène. Du vent. Des chuchotements. Craquement de disques vinyles. Des hurlements de chiens.
La magie noire du théâtre
D'autres références au film d'horreur se manifestent : le sadisme d’un frère et d’une sœur, une grimace cachée sous des cheveux noirs, une beauté pâle (…). Ils apparaissent tous côte à côte, longtemps chacun pour soi. Et sont sans cesse aspirés dans le noir : personne ne peut échapper à l'obscurité. Bientôt, les corps apparemment déglingués palpitent de désir. Les bras, les jambes, les ventres s'offrent. Tous dans Les Arrière-Mondes cherchent le contact avec leur vis-à-vis : nous. Des bouches dramatiquement béantes forment des messages muets. Que veulent-ils dire ? On aimerait bien le savoir. (…) Si ce n'était pas chorégraphié avec une précision incroyable, cela aurait ressemblé à un défilé de mode monstrueux. Mais (…) on ressent effectivement ce frisson agréable : et s'ils nous tendaient vraiment la main? C'est à ce moment-là qu'elle opère, la magie noire du théâtre.
Lena Schneider, Potsdamer Neueste Nachrichten / octobre 2022
Ils dansent dans le chaos de la souffrance hédoniste, nous entraînant dans des constellations linéaires et des mouvements parallèles qui s'imbriquent les uns dans les autres comme des réactions en chaîne. (...) Nous portons des blessures historiques dans les plis de notre peau. L'art réside peut-être dans le fait de rendre perceptible le plaisir de cette souffrance. Accepter ce qui est douloureux comme faisant partie de notre existence et le vivre activement. De même, les personnages sont sans cesse tirés vers l'arrière des couloirs dans le tourbillon de l'illusion par une force d'attraction motrice et disparaissent dans l'obscurité, dans le néant. Mais ils reviennent toujours, transformés (…).
Les Arrière-Mondes nous font traverser un monde qui nous est encore inconnu, qui sommeille dans la diversité de nos états. Que faire de cette expérience ? (...) C'était peut-être l'occasion d'élargir les dimensions de l'ivresse.
Anwen Sereina Ortiz, Die junge Bühne / octobre 2022
De la vie revenue ?
Quels drôles de personnages ! Comme échappés de la nuit des temps, ils n’auront de cesse, pendant une heure, d’apparaître et disparaître, sortant métamorphosés des profondeurs de la scène, avant d’y retourner, encore et encore, pour y renaître, sous d’autres oripeaux. Seuls, désespérément seuls, sans lien avec quiconque, coincés dans des espaces séparés par des rideaux. Sans indice sur les raisons de leur présence, sans précisions sur qui ils sont, qui ils étaient, qui ils seront, nous sommes bien en peine de comprendre d’où viennent ces êtres et où ils vont, et même ce qui se trame là, sous nos yeux ébahis (…).
Couloirs de la mort, ou du temps, espaces des rêves ou des fantasmes, chacun peut voir dans ce spectacle ce qu’il veut. Quoi qu’il en soit, face à nous, ces messagers semblent vouloir témoigner. Toutefois, au seuil de notre monde, ils hésitent. Alors, leurs corps parlent pour eux. Secoués de spasmes, tordus, transis de froid ou de faim, ces êtres ont leurs épreuves chevillées aux corps. Ils portent sur eux, en eux, les stigmates des guerres, pestes et autres calamités. Chus d’on ne sait quelle catastrophe, rescapés des pires atrocités, ils traversent l’Histoire pour nous interpeler. Malgré leurs allures monstrueuses, ils sont nos frères et nos sœurs (…).
Le projet est né « d’une compassion pour les statues solitaires qui peuplent les cimetières et l’ennui qui les étreint », poursuivent Nicole Mossoux et Patrick Bonté.
D’où cette frontalité assumée et une chorégraphie minimaliste qui puise une matière brute dans des gestes ancestraux, des états. Mus par des intentions de jeu, les interprètes ont une gestuelle impulsive. Par petites secousses, la pierre se fait chair, mais sans extravagance, contrairement à leurs accoutrements baroques en diable ! Grâce aux changements de costumes, nous voilà en effet projetés de la cour du Roi Soleil à l’asile. D’abord ébouriffées, les coiffes perdent aussi en volume. Heureusement, l’autodérision prête à cette danse des ténèbres un aspect tragi-comique (…).
Pourtant, cet enfer ressemble tant à notre monde. Ne sommes-nous pas plongés dans le chaos ? L’arrière-monde, qui donne son titre au spectacle, est d’ailleurs un concept philosophique de Friedrich Nietzsche qui désigne les mondes supérieurs théorisés par un grand nombre de philosophes dans le but de dévaluer l’ici-bas. Faut-il sombrer dans l’éternité pour admettre une fois pour toute l’absurdité de nos vies terrestres ? Car il manque à ce tableau désespéré, les battements d’un ange, ne serait-ce qu’égaré entre les vestiges funéraires.
Léna Martinelli, Les Trois Coups / janvier 2023
On se demande de quelle époque ils ont bien pu s'échapper, de quelle fête baroque, de quel rituel, de quelle cuisine de sorcière, de quel monde onirique, de quel train fantôme. Six personnages s'extirpent de l'obscurité et se dirigent vers le public lentement, machinalement. Il n’y a pas de doute, ce sont bel et bien des fantômes (...).
Les Arrière-Mondes abordent le thème [de la marionnette] entièrement à partir de la danse et du théâtre physique, les acteurs eux-mêmes deviennent des figures. Les costumes de Jackye Fauconnier et les masques de Rebecca Flores-Martinez les transforment à eux seuls en personnages grotesques, effet décidément renforcé par un vocabulaire gestuel singulier et hautement artificiel (…).
L'énigme décisive et non résolue est la suivante : quelles sont les forces à l'œuvre ? Une magie invisible ou le subconscient qui laisse entrevoir les abîmes de l'âme ? Un discernement soudain qui fixe des limites en réaction à une débauche sciemment oubliée ? Il n'y a pas de réponses, mais les personnages semblent toujours lutter pour leur autonomie (…).
Dimo Rieß, Leipziger Volkszeitung / juin 2023