© Fabienne Cresens
© Mikha Wajnrych
Cie Mossoux-Bonté

Retours de spectateurs

Les Nouvelles hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien s’inspirent de l’univers du peintre de la Renaissance allemande Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553). Sans être une galerie de portraits du peintre, elle explore quelques unes de ses figures dont certaines sont reconnaissables telles Adam et Eve, Judith ou Salomé, la Vierge à l’enfant. Mais nul besoin d’être au fait de l’œuvre de Cranach pour apprécier la création du duo de chorégraphes. Il s’agit bien plus d’activer chez les spectateurs son imaginaire d’images enfouies grâce à une scénographie visuelle élaborée qui induit une forme de rêverie éveillée.

En fond de scène, un mur sculpté en trompe-l’œil, tel un immense retable contemporain plongé dans la pénombre, constitue le dispositif scénographique. Huit ouvertures de tailles variables y sont disposées à différentes hauteurs, jouant d’effets de perspective (…). Ainsi, à tour de rôle, les ouvertures vont s’éclairer et se transformer en petit théâtre aux scènes énigmatiques, comme ce poisson flottant à hauteur d’homme et de femme, ou ces jambes, dont on ne voit pas les corps, qui marchent sans toucher le sol, donnant l’impression de flotter. À part une vénus couchée, les corps ne se donnent à voir que sous des apparitions fragmentées. Même Adam et Eve qui pourtant apparaissent dans leur entière nudité ne donnent pas à voir leurs visages. La juxtaposition et le collage de ces fragments de corps, sculptés dans le clair-obscur, agissant comme des close-up, n’est pas sans produire une inquiétante étrangeté (…). Les rapports entre proche et lointain, petit et grand s’inversent et invitent à une perte de repères visuels, plongeant le spectateur dans un univers onirique (…).

Les Nouvelles hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien, avec son petit théâtre des illusions, reconduit tout le mystère des images, dans ce moment entre chien et loup où les certitudes vacillent, où plus rien n’est assuré. En 1988, alors qu’ils sont en tournée à Londres, Nicole Mossoux et Patrick Bonté découvraient le portrait d’une petite princesse à la National Gallery. Troublés par l’ambiguïté du personnage qui émanait de ce tableau peint par Cranach, ils en firent un spectacle. Aujourd’hui encore, cette version réécrite et réarrangée 30 ans plus tard n’a pas pris une ride et garde tout son mystère et sa beauté onirique.

Filip Forestier, À voir et à danser / février 2025

 

Patrick Bonté et Nicole Mossoux donnent vie aux personnages du peintre allemand, célèbre pour ses représentations de nus prépubères et impudiques. Des portraits troublants. Des images en mouvements d’une grande beauté, incarnées par cinq danseurs (…).

 

Fenêtres sur cour

Sur la scène plongée dans le noir, huit fenêtres de toutes tailles, percées à différents niveaux dans un haut panneau vertical, serviront de cadres à des tableaux vivants qui s’animent simultanément devant nous. Sur une musique composée d’amples nappes sonores, quatre danseuses et un danseur se glissent d’une ouverture à l’autre pour incarner, souvent cadrés à mi-poitrine, les transfuges des peintures de Lucas Cranach l’Ancien.

Une belle inconnue, vêtue d’un épais brocart rouge déploie lentement ses mains baguées, une autre au chignon finement tressé se penche modestement. Aux côtés d’un dignitaire engoncé dans son costume flotte un poisson bleu incongru. Plus bas, une jeune fille assise, dont on ne voit ni le buste ni les jambes, feuillette nerveusement un vieux grimoire posé sur son giron. Ailleurs une femme promène sur son cou dénudé la lame d’une dague : c’est Lucrèce au seuil du suicide. Plus loin, une autre guerrière survient en pied : Salomé, brandissant une épée. Parmi ces personnages on reconnaît la célèbre figure de Melancholia, quelques dignitaires, des princesses au teint laiteux et le peintre, dont l’autoportrait au chapeau pointu figure sur le retable de La Sainte Parenté. Les coiffes extravagantes des Trois Grâces et d’autres tableaux ceignent les têtes des danseuses.

Dans la première partie du spectacle, chaque interprète, isolé dans sa case, joue son petit théâtre intime et mystérieux. Des gestes sont amorcés et repris, comme s’ils se répétaient de toute éternité. Parfois, deux images dialoguent, se répondent. Un mouvement de l’un se retrouve chez les autres. Un bras, une main ou un objet disparaît d’un cadre et réapparaît chez le voisin.

Luxe, calme et volupté

Nicole Mossoux et Patrick Bonté ont voulu rendre l’ambiguïté des personnages peints par Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553) en imaginant ce qui se cachait dans les portraits officiels ou les scènes mythologiques, sous la morgue des hommes et les sourires énigmatiques des femmes. Les costumes d’époque, sophistiqués, où contrastent couleurs tendres, rouges profonds et noirs sévères, sont soigneusement reproduits, masquant des corps voluptueux tout en les révélant.

La lenteur des gestes, le charme désuet des postures perdurent dans la deuxième partie, où les personnages entrent en interaction pour des scènes de groupe. Ils apparaissent de plus en plus dévêtus et délurés. Ève, mutine, semble mener son Adam par le bout du nez, dans un jeu équivoque avec la pomme. Une Nymphe se prélasse dans une nudité nonchalante, tandis que, une fenêtre plus haut, un couple se chamaille...

Il n'est pas certain que tous ses contemporains aient perçu l’aspect humoristique et érotique de la peinture de Cranach l’Ancien, qui était l'ami de Luther. Il cachait bien son jeu, que nous dévoile ce spectacle. Aussi passionnant qu’amusant, Les Nouvelles hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien rappelle les atmosphères surréalistes de Paul Delvaux ou de René Magritte. Espérons que cette nouvelle version aura le même succès que l’ancienne. Une belle réussite qui incite à découvrir d’autres œuvres du tandem belge Mossoux-Bonté.

Mireille Davidovici, Arts-chipels / février 2025

 

Figures majeures de la danse Belge depuis leur rencontre en 1985 – elle via Béjart, lui via le théâtre – les « Mossoux-Bonté » reprennent un de leurs spectacles de référence autour des images du peintre Lucas Cranach l'Ancien (1472-1553). Une œuvre qui surprit et marqua il y a trente-cinq ans et continue à impressionner aujourd'hui, avec une petite dimension supplémentaire.

(…) Il faut reconnaître que le dispositif scénique de Jean-Claude De Bemels, mur noir percé de huit jours au format disparate entourés de manière de marquise à pans inclinés, qui en font autant des tableaux d'ombre d'où apparaissent d'improbables images que des meurtrières propices au jaillissement de monstres, possède une efficacité dramaturgique exceptionnelle. Avec ce dispositif, la troisième dimension semble avoir disparu. Semble seulement.

Car toute pièce des Mossoux-Bonté fonctionne comme une machine de vision pour faire référence à Paul Virilio, mais piégée. Elle tient toujours de cet objet clair et obscur, singulier, vénéneux qui introduit le regard à un abîme d’autant plus inquiétant que ce dernier ne se dévoile qu’avec lenteur et ces Nouvelles Hallucinations de Lucas Cranach l’ancien [1990 et aujourd'hui] constitue un principe quasi inaugural de leur œuvre (…).

Mais alors, comment expliquer que cette fois, un sentiment confus de transgression, absent, de mémoire, de la première vision, s'immisce ? Il y a bien ce sein dénudé d'une Judith brandissant l'épée, ce grand nu presque arrogant, surtout l'ironique évocation d'Eve, d'Adam et de la pomme assez rétive ; mais nous en avons vu d'autres… Cela était déjà dans la version princeps et se retrouve à peu de chose près à l'identique. Mais le climat de trouble, le désir affiché, la réticence et ce qui peut sembler une contrainte, cette atmosphère de sensualité assumée et un peu vénéneuse… Voilà ce qu'explore avec finesse ces Nouvelles Hallucinations.

D'autant que les images sortent, débordent sur le plateau avançant presque menaçantes vers le public (…). Cette incursion de la transgression jusqu'aux premiers rangs de la salle passe aujourd'hui pour plus menaçant ; sans doute notre regard aussi a changé…

Philippe Verrièle, Danser canal historique / février 2025