© Thibault Grégoire
© Patrick Bonté
Cie Mossoux-Bonté

Matière / Espace / Corps : la place du spectateur est dans les vides

David Lippe – La forme de Light ! est-elle caractéristique du travail de la Compagnie ? 

Nicole Mossoux – Elle l'est dans la mesure où chacun de nos spectacles relève d'une forme très particulière : chaque thématique abordée engendre une formalisation très différente de tous les éléments afférents au spectacle, qu'il s'agisse du langage gestuel, de la lumière ou de la scénographie... Ici le rapport entre corps et lumière, entre pensée et noirceur, la réalité de l'ombre devaient être mis en avant : gestuelle, éclairage, aménagement de l’espace, tout s'est adapté à cette mise en exergue. 

D.L. – Pour Light ! quel a été le dialogue avec l’éclairagiste ? 

N.M. – Quand on regarde le générique de Light ! on remarque qu’il n’y a pas de poste "éclairagiste", pour la simple raison que  toute l'équipe y a collaboré. Seule dans les premiers temps de la recherche, j'ai tenté de façon expérimentale, intuitive, de comprendre quelque chose à ce phénomène  de l’ombre, sans bagage technique qui me serait venu de l'extérieur, afin de trouver un rapport "premier", naïf avec elle... Puis, de notre régisseur général (Pierre Stoffyn) à la costumière (Colette Huchard) en passant par le régisseur de plateau (Mikha Wajnrych), tout le monde a apporté sa petite pierre à l'édifice, sans oublier Patrick Bonté, metteur en scène, qui crée la lumière de la plupart de nos spectacles... Nous avons également fait appel aux conseils de Marc Elst du Théâtre du Tilleul, dont la technique de l’ombre est la spécialité. Mais il était essentiel ici d’aborder l’ombre dans ce qu’elle a de premier, et non par la connaissance technique qu’en a le théâtre. Qu’est ce que l’ombre ? Quelle est sa charge symbolique, fantasmatique ? Comment agit-elle sur nous au quotidien ? Les techniques se sont créées sur place, même si elles en rejoignent de déjà existantes.

D.L. – Le spectateur ne comprend pas toujours si le corps est devant ou derrière l’écran…

N.M. – En fait le corps n’est jamais derrière l’écran. C’est la confrontation de ce personnage circulant et de l’ombre qu’il produit comme malgré lui qui nous intéressait. L’ombre et le personnage sont presque tout le temps mis en présence.
Dans le travail du costume, il y a eu une volonté d’indépendance, de différencier au maximum ombre et corps, rendre l’un et l’autre autonomes : les costumes sont très colorés, quand l’ombre s’habille de noir. D’autre part, nous avons observé comment un détail vestimentaire peut être amplifié, modifié complètement à l’endroit de l’ombre qu’il produit. C’était aussi opposer le relief du corps à l’aplat de l’ombre…
Tous les moyens vidéos si séduisants et si accessibles aujourd’hui, ont été oubliés pour ne garder que des mises en rapport en temps réel. Ils risquaient ici de nous faire perdre le fil, ce fil ténu, du rapport entre une solitude et son double négatif. Tout ce qu’on voit est l’histoire d’un corps-obstacle qui crée, entre la lumière et l’écran, un autre corps plus fantasmatique que lui. Et c’est ce rapport de force qu’il fallait concentrer.

D.L. – Le corps crée son propre cadre… ? 

N.M. – Oui, et son débordement de cadre, comme quand l’ombre, trop grande, se répand au delà de l’écran, dans ce no-man’s land où est planté le décor. J’ai aujourd’hui envie d’expérimenter ces rapports de proportions, de taille, d’échelle, en manipulant des objets et en les mettant en rapport avec la taille du corps humain... les prémices en sont dans Light !

D.L. – Ce rapport fait lien dans ta recherche. Il semble aussi que dans Générations les corps se protègent, créent du cadre les uns par rapport aux autres ? 

N.M. – Ils ne se protègent pas, ils s’exposent. Générations, c’est une installation/performance de deux heures trente destinée à des friches industrielles, et qui parfois est présentée en extérieur, comme nous venons de l’expérimenter à Périgueux. Les douze danseurs sont posés sur des dalles lumineuses qui indiquent l’endroit où ils seraient tombés, un peu comme des météorites. Le spectateur a la possibilité de regarder chaque danseur sur toutes ses faces, ce qui peut susciter un sentiment de grande vulnérabilité chez l’interprète … Il peut également "zoomer" en s’approchant, ou effectuer des sortes de travellings en bougeant autour d’eux. Il a le loisir de s’installer près de tel ou tel danseur, de voir les onze autres ou pas. Certains y lisent une grande solitude, d’autres perçoivent d’abord la connexion, qui est réelle, entre les danseurs.

D.L. – Est-ce qu’on peut dire qu’il y a une manière d’aborder l’espace scénique dans ton travail ? 

N.M. - À chaque fois la décision est à prendre. Dans Générations, on a cherché à contraster avec le milieu naturel. Spectateur comme danseur, tout le monde est, sinon éclairé, à vue. La seule frontière, la seule distance entre le corps transposé, le corps en mouvement, et les spectateurs, c’est d’une part la lumière et d’autre part cette dalle où le danseur est posé. Le spectateur peut circuler, entrer/sortir. Se pose dès lors la question de son rôle. Il n’est pas si évident pour le public de se permettre de sortir, de circuler autour de quelque chose qui est vivant, de présences humaines. Les gens ont plutôt tendance à s’asseoir, à rester en place.

D.L.  Dans ce "dispositif", la danse est-elle en opposition avec l’espace ? 

N.M. – En tout cas elle ne cherche pas à s’intégrer dans le lieu, d’autant plus qu’il est à chaque fois de nature différente : après une friche industrielle, nous nous sommes retrouvés au bout de la jetée Thiers d’Arcachon... 

D.L. – Concernant Jonction Nord-Midi, comment ce projet de parcours entre les trois gares de Bruxelles a été conçu par rapport à une scénographie urbaine, la scénographie de lieux déjà existants ? 

N.M.– Les gares sont des lieux tellement bouleversants, par la densité des présences, du son ambiant... Elles dégagent une force telle que tout le travail de préparation en studio devait à chaque fois y être éprouvé, et s’en trouvait grandement modifié. Et puis, à chaque gare où Jonction a été présenté par la suite, correspond une nouvelle écriture, un scénario approprié... Stylistiquement, le mot d’ordre était : rester simple, sinon rien n’était lisible dans la complexité du lieu. Il nous fallait systématiquement banir le petit, le confidentiel, et développer une gestuelle très ouverte, très directement lisible.
Pour Générations j’ai eu envie de mettre les danseurs plus en évidence, plus à distance du spectateur pour développer librement ces états d’étrangeté qui sont inhérents à notre langage. Dans les gares, il y a énormément d’interdits : un corps couché, c’est inadmissible... les gens détournent le regard.

D.L. – On se trouve dans un espace réel qui continue à vivre, je pense aux gares. Dans ce sens, aujourd’hui on nous donne à voir énormément d’images, en saisir de plus en plus sans en percevoir le sens. Dans le travail que vous faites avec la compagnie, quelle est plus précisément votre rapport à l’image ? 

N.M. – Pour nous, travailler l’image, et à partir de l’image, est une démarche tout à fait naturelle. La Belgique est un pays de peintres, avant tout... Nous avons longtemps utilisé la "boîte noire", la frontalité. Mais sans être dans l’aplat, la lumière, généralement traitée en latéral, créant du relief.
On a eu à un moment donné besoin de casser cette vitre, cette protection qu’offre le dispositif traditionnel du théâtre : les spectateurs dans le noir, les acteurs en face, isolés par la lumière, souvent surélevés.... On s’est alors rendu compte que le rapport à l’étrange, à la violence était tout différent.
L’image qui circule "de nos jours" est généralement cadrée par l’écran... là on peut "laisser faire", on se sent en tant que spectateur tout à fait protégé. Mais quand cette violence ou simplement un décalage s’introduit dans le territoire du quotidien, ça change tout... Même la suggestion de ça, à moins que ce ne soit sous le couvert d’un humour très marqué, est inadmissible, en tout cas mal perçue...

D.L.– Vous avez très directement travaillé sur la peinture avec Les Dernières Hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien, et comme pour Light ! on peut suivre un développé bidimensionnel. Quelle est l’influence de la peinture dans ce traitement bidimensionnel ?  

N.M. – Dans Light !  l’aplat de l’ombre est évident, mais dans Cranach...
L’action se situe dans un grand mur percé de fenêtres où les corps apparaissent. Le relief est créé par la lumière qui prend la plupart du temps les figures de côté : c’est là que se situe notre intervention par rapport à la peinture. Que peut-on montrer de Cranach après Cranach ? Sa peinture est tellement magnifique : pourquoi ne pas envoyer les gens voir ses tableaux ? Notre rôle a été de communiquer, de faire part de la sensation que nous, aujourd’hui, pouvons avoir devant ses oeuvres : nous avons imaginé les personnages de ses portraits dans ce qu’ils vivaient un peu avant, un peu après, nous avons fantasmé à partir de leur immobilité… Le spectacle parle en fait de ce qui peut se passer en nous quand notre regard se trouble. Dans le titre du spectacle, il y a “hallucinations”...

D.L. – C’est partir de l’aplat pour en extirper une vision, quelque chose du vivant ? 

N.M. – Oui, c’est cela...

D.L. – Et dans Twin Houses ?

N.M. – La scénographie de Twin Houses, où je suis en présence de marionnettes, a connu bien des avatars. Au départ, des escaliers qui descendaient des cintres, montaient du sol, il y avait des socles partout. Cette complexité répondait au fantasme des personnages, ces femmes renardes errant dans des dédales de couloirs. On a joué le spectacle tel quel, trois fois. En avant-première, on s’est rendu compte que quelque chose ne se passait pas alors qu’il y avait de bons prémices en répétition. On a tout jeté, gardé deux socles, et le spectacle a trouvéson souffle. C’est à dire que travaillant sur des marionnettes à figures humaines, jouant sur cette illusion du corps vivant – qui est la poupée, qui est la danseuse ? – il ne fallait absolument pas le situer dans un espace réel, défini, puisque tout est sensé se passer "à l’intérieur de la tête"...
C’est un cas extrême, mais on va souvent vers une simplification de la scénographie, et il en va de même pour les objets : un grand nombre circule pendant les répétitions et finalement on en garde un ou deux. Pourquoi ? Pour permettre au spectateur de fantasmer ce rapport qu’on peut avoir à l’objet, à l’espace, le laisser imaginer, rêver sur les entre-deux laissés vides pour lui.  

D.L. – Il y a donc une matière qu’il s’agirait de nettoyer lors du passage au plateau, à la concrétisation du dispositif ? 

N.M. – Oui, mais contrairement à la danse "pure", on a besoin de se confronter d’abord à la matière pour trouver ensuite cette simplicité. Il faut s’y mesurer, il faut comprendre. On n’est pas dans l’air comme peut l’être la danse. On est dans un rapport très concret aux éléments, et ce n’est que petit à petit qu’on retire l’objet/prothèse. On reste comme ça, avec un bras en moins, avec cette espèce de handicap, de manque. C’est peut-être ça qui nous fait agir sur un plateau. L’objet n’est plus là, le partenaire n’est plus là – ou il est là sans qu’on le regarde dans les yeux, on le pressent, on a l’impression qu’il est là. Comme si on demandait toujours au spectateur de nous dire où on est, pourquoi on y est, c’est à lui de donner les réponses. Il a un travail de re-création à accomplir. Admettons deux acteurs ou un acteur et un objet, s’ils ont un rapport trop direct, le spectateur est exclu. Il faut que le rapport soit suffisamment ouvert, dégagé, pour que le spectateur puisse s’y glisser, qu’il ne devienne pas le voyeur d’une chose qui ne le concerne pas mais bien qu’il se sente personnellement impliqué.  

D.L. – Finalement il y a aussi quelque chose de l’ordre de la sculpture dans votre travail : enlever de la matière et laisser au spectateur le travail de recomposition… 

N.M. –  On ne sait jamais dans quel présent chaque spectateur se trouve, et où son imaginaire peut l’emmener. Dans Générations on a vu que c’est soit le lien, soit la solitude qui est évoqué, deux données apparemment contradictoires.

D.L. – Quel est votre rapport avec les plasticiens dans le travail?

N.M. – Antony Gormley a beaucoup inspiré Générations. Nous devions travailler ensemble, et puis finalement son œuvre était tellement sous-jacente au travail du corps qu’il n’y avait plus aucune nécessité de la donner à voir en même temps…
Avec nos collaborateurs, qu’ils soient musiciens ou plasticiens, s’établit toujours un rapport à la fois de force et de respect mutuel : comment être complémentaires sans dire la même chose, comment ne pas étouffer la parole de l’autre avec ses propres mots? Ne pas être redondant... Il faut créer des tensions entre nous mais aussi des sortes d’appels d’air...
Il faut créer du vide !

Entretien de David Lippe avec Nicole Mossoux • 2004